jeudi 2 février 2012
Garde à vue et séjour irrégulier : Les enseignements de l’arrêt « Achughbabian » sont limpides …
Aaaaaahhhh !!! que de souvenir ! un commentaire d'arrêt sur le droit des étrangers avec une question saugrenue en Sarkozie : peut-on enfermer une personne soupçonnée de séjour irrégulier.
Cette analyse est faite par Patrick Henriot, magistrat, membre du Syndicat de la Magistrature.
Peut-on placer en garde à vue un étranger que l’on soupçonne d’être en situation irrégulière au regard du droit au séjour ?
A s’en tenir aux dispositions de l’article 62-2 du code de procédure pénale, l’affirmative s’imposerait : la garde à vue peut être décidée à l’égard de toute personne « à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement ». Or l’article L 621-1 du CESEDA fait du séjour irrégulier un délit puni d’une peine d’un an d’emprisonnement. CQFD.
Cette évidence a été balayée lorsque la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), répondant par son arrêt « El Dridi » du 28 avril 20111 à une question préjudicielle d’un juge italien, a dit que la directive 2008/115/CE2 « s’oppose à une réglementation qui prévoit l’infliction d’une peine d’emprisonnement à un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier … »(3). De nombreuses décisions de juges français en ont rapidement et logiquement déduit que l’article L 621-1 du CESEDA doit être tenu pour incompatible avec le droit de l’Union - en ce qu’il prévoit « l’infliction » d’une peine d’emprisonnement pour séjour irrégulier - et que, pour cette raison, il ne peut justifier le placement en garde à vue d’un étranger soupçonné d’avoir commis ce délit.
Le raisonnement, incontournable, n’a pourtant pas été adopté par tous et la chancellerie porte une lourde part de responsabilité dans la cacophonie judiciaire qui s’en est suivie. Niant l’évidence, une circulaire du 12 mai 2011 (non publiée et non référencée) soutenait en effet que l’article L 621-1 du CESEDA demeurait compatible avec la directive 2008/115/CE au prétexte que la CJUE avait statué au regard d’une législation italienne sanctionnant le fait de s’être soustrait à une décision administrative d’éloignement du territoire - ce que le CESEDA prévoit et réprime à l’article L 624-1 - tandis que l’article L 621-1 ne sanctionne « que » le simple fait d’être en situation irrégulière (4) !
La Cour d’appel de Paris a donc, à son tour, saisi la CJUE afin de lever toute incertitude quant à la question de la compatibilité de l’article L 621-1 avec le droit de l’Union5. Pour justifier sa question elle faisait également observer, plus subtilement, que l’arrestation d’un étranger et son placement en garde à vue sont, par hypothèse, décidés avant que la procédure administrative d’éloignement du territoire puisse être mise en oeuvre et que seule cette procédure administrative est régie par la directive 2008/115/CE, les Etats membres restant par ailleurs libres de définir les normes régissant les conditions de régularité du séjour des étrangers sur leur territoire.
C’est par un arrêt de « grande chambre » - formation solennelle signalant une décision de
principe - du 6 décembre 20116 que la CJUE a clos le débat.
Du moins devrait-il en être ainsi. Mais dans la précipitation des commentaires que cette décision attendue a immédiatement suscités (dans une sorte de course au « premier disant ») les avis les plus contradictoires ont pu être proférés quant à la portée de cette décision. Et dans ce foisonnement d’avis tranchés, la chancellerie n’a, une fois de plus, pas été en reste. Toute à sa préoccupation de « sauver » des garde à vue dont la pratique avait fait l’antichambre nécessaire des procédures de reconduite à la frontière7, elle a immédiatement produit une nouvelle circulaire du 13 décembre 20118. Transmettant aux juridictions « les éléments d’information sur les apports résultant de l’arrêt du 6 décembre dernier », elle affirmait péremptoirement que « les dispositions de la directive ne sont susceptibles d’affecter ni les mesures de garde à vue engagées sur le fondement de l’article L 621-1 ni les procédures de rétention administrative qui peuvent faire suite à ces procédures … ».
Disons le d’emblée : en ne retenant que les « considérants » de l’arrêt « Achughbabian » favorables à ses objectifs de consolidation de la législation nationale (et en passant, du même coup, le dispositif de l’arrêt par pertes et profits), cette circulaire en livre une interprétation erronée et partiale. Au demeurant, de nombreuses juridictions (Juges des libertés et de la détention et cours d’appel) ne s’y sont pas trompées et se sont écartées de cette lecture opportuniste de l’arrêt. Mais le fait est que, de nouveau, des décisions contradictoires éclosent de toute part et que cette cacophonie renouvelée emporte au moins deux conséquences graves. Elle soumet, d’une part, les étrangers à un insupportable aléa judiciaire s’ajoutant inutilement à des pratiques administratives déjà gravement insécurisantes. Elle induit, d’autre part, une compréhension de l’arrêt Achughbabian que l’on pourrait qualifier de « relativisante ».
Cette jurisprudence erratique – faisant elle-même suite aux avis divergents de commentateurs empressés – finit en effet par accréditer l’idée que si des interprétations aussi opposées d’un même arrêt sont rendues possibles c’est sans doute qu'’il ne serait pas clair. Et s’il n’est pas clair, s’insinue le soupçon qu’il serait le fruit d’une sorte de compromis entre des juges embarrassés, compromis dont les éléments épars permettraient à tout un chacun d’y puiser les justifications de ses a priori comme on fait son marché.
Pour dissiper une telle impression, une lecture attentive de cet arrêt suffit. A condition toutefois que l’on veuille bien suivre pas à pas - et de la première jusqu’à la dernière - les différentes étapes d’un raisonnement qui, loin de juxtaposer des considérations hétérogènes, se signale par un remarquable continuum et une logique implacable. C’est donc au prix d’une lecture quasi scolaire que s’impose la grande cohérence d’un véritable arrêt de principe (I.).
Une fois muni du viatique rassurant d’une jurisprudence certaine, le lecteur pourra alors se convaincre que si des difficultés subsistent elles ne doivent rien à d’improbables ambiguïtés de juges européens inconséquents. Il verra en revanche que ces difficultés persisteront tant que le gouvernement différera l’initiative législative qui permettrait seule de les surmonter en mettant notre droit en conformité avec les principes que la CJUE vient d’expliciter (II.).
I. Que dit l’arrêt « Achughbabian » ?
Le raisonnement robuste suivi par les juges de la Cour de Luxembourg se déploie en trois temps, dont aucun ne saurait être considéré isolément mais qui révèlent, au contraire, une progression dans laquelle tous les éléments s’enchainent. Ces enchaînements sont au demeurant mis en évidence par des « considérants » de transition ou renforcés par un usage abondant d’adverbes et de locutions qui en soulignent l’articulation étroite.
1) Rappel des principes généraux.
Comme pour souligner d’emblée que les observations de la Cour d’appel de Paris sont bien prises en compte, l’arrêt commence par rappeler (considérants 28 à 31) :
- que la directive « ne porte que sur le retour de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier » et qu'elle n’a donc « pas pour objet d’harmoniser dans leur intégralité les règles nationales relatives au séjour des étrangers » (la précision « dans leur intégralité » laissant toutefois déjà entendre que la répartition des compétences entre le législateur national – en matière de droit au séjour – et le législateur de l’Union – en matière de procédure d’éloignement – n’est pas aussi étanche que la Cour d’appel de Paris semblait le penser) ;
- qu'’elle n’interdit donc pas aux Etats membres de prévoir des sanctions pénales pour réprimer les infractions au séjour ;
- qu'’au surplus elle n’interdit pas non plus qu'’une personne soupçonnée de séjour irrégulier soit placée en garde à vue pendant le délai « certes bref mais raisonnable » nécessaire pour déterminer le caractère régulier ou non de son séjour,
- cette constatation étant corroborée, souligne-t-elle, par le dix septième considérant de la directive aux termes duquel les conditions d’arrestation initiale demeurent régies par le droit national.
Si la Cour s’en était tenue à ces considérations générales, il faudrait évidemment admettre que l’usage de la garde à vue en matière de séjour irrégulier ne fait pas difficulté, pour peu que la durée en soit « brève mais raisonnable ». Sans égard aucun pour la suite du raisonnement de la Cour, la chancellerie s’est d’ailleurs empressée d’affirmer que « la garde à vue est compatible avec le droit de l’Union », ce qui apparaît, on le verra, comme un nonsens. Mais la Cour poursuit son analyse, en intercalant ici un premier considérant de transition (considérant 32) dont le balancement condamne d’avance cette lecture « tronçonnée » de son arrêt.
Dans une seule et même phrase elle relève en effet :
- que « si », comme elle vient de le rappeler, la directive ne s’oppose ni à une législation punissant le séjour irrégulier d’une peine d’emprisonnement ni à la détention d’un étranger en vue de déterminer l’existence de cette infraction …
- … « il convient, par la suite, de vérifier [on ne peut donc s’arrêter au seul rappel de ces principes généraux] si cette directive s’oppose à une réglementation telle que l’article L 621-1 du CESEDA [il n’est donc pas exclu que cet article se révèle incompatible avec la directive alors pourtant qu'’il paraît conforme à ces principes en ce qu'’il punit le séjour irrégulier d’une peine d’emprisonnement] dans la mesure où cette réglementation est susceptible de conduire à un emprisonnement au cours de la procédure de retour régie par ladite directive » [hypothèse, précisément, où le droit national, en matière de séjour, et le droit de l’Union, en matière de retour, auraient simultanément vocation à s’appliquer et pourraient ainsi se trouver en conflit]. Autrement dit, l’énoncé du principe général pourrait souffrir un bémol, voire être complètement remis en cause, si l’article L 621-1, quoi que valide dans son principe, apparaissait, après vérification, seulement « susceptible » (le terme, essentiel, reviendra à de nombreuses reprises dans la suite du raisonnement) de recevoir application au cours de la procédure de retour. Autrement dit encore, ce texte ne sera jugé compatible avec le droit de l’Union que s’il exclut toute application au cours de la procédure d’éloignement …
Pour que l’intention soit bien claire de laisser ainsi place à d’éventuelles exceptions aux principes initialement rappelés, la Cour complète cet élément de transition d’un second considérant (33) bâti selon le même balancement. Elle rappelle en effet :
- que si « en principe » les Etats membres restent maîtres de leur législation pénale et de procédure pénale …
- … « ce domaine du droit peut néanmoins être affecté par le droit de l’Union » (deuxième affirmation, plus nette cette fois, de l’absence d’étanchéité absolue entre compétence du législateur national et compétence de l’Union).
Et pour souligner tout l’enjeu qui s’attache à la question, ainsi précisée dans son objet, la Cour rappelle encore :
- que les Etats membres « ne sauraient appliquer une réglementation pénale susceptible [seulement susceptible !] de mettre en péril le droit de l’Union » (en l’occurrence appliquer une réglementation prévoyant d’infliger une peine d’emprisonnement susceptible de faire obstacle à la mise en oeuvre de la directive),
- … et que si tel était le cas, ils seraient bien tenus « d’aménager leur législation » (en l’occurrence abroger ou modifier l’article L 621-1 du CESEDA). Où l’on voit donc que tout n’était, jusqu’à présent, que hors d’oeuvres … et qu'’il s’agit maintenant d’attaquer le plat principal.
2) La question, centrale, de la compatibilité de l’article L 621-1 du CESEDA avec la directive.
« Afin de répondre à la question de savoir si la directive 2008/115 s’oppose, pour des raisons analogues à celles exposées par la Cour dans l’arrêt El Dridi [notons au passage la volonté de la Cour de marquer la continuité de sa jurisprudence à l’égard de deux législations – italienne et française – posant, selon elle, le même type de problèmes] à une réglementation telle que l’article L 621-1 du CESEDA », les juges de Luxembourg adoptent un raisonnement en trois étapes, suivies d’une conclusion.
Première étape : la Cour vérifie (considérants 34 à 36) que la situation de Monsieur Achughbabian imposait bien, conformément à l’article 8 paragraphe 1 de la directive, la mise en oeuvre immédiate de la procédure de reconduite à la frontière. Confortée dans cette opinion par les éléments d’information trouvés dans le dossier et dans la réponse à une demande d’éclaircissements adressée à la Cour de Paris, elle constate, dans une deuxième étape (considérants 36 et 37), que la peine d’emprisonnement prévue à l’article L 621-1 du CESEDA ne peut en aucun cas être assimilée à l’une ou l’autre des « mesures nécessaires pour exécuter la décision de retour » que les Etats membres doivent prendre sans délai dans une telle hypothèse. Elle s’en convainc d’autant plus facilement que « à l’évidence » un emprisonnement « ne contribue pas au transfert physique de l’intéressé hors de l’Etat membre concerné ». C’est le moins que l’on puisse dire puisque l’emprisonnement retarde au contraire ce « transfert physique », traduction la plus froidement explicite de l’objectif final de la procédure de retour.
Vient alors le troisième constat, correspondant à la troisième étape du raisonnement (considérant 38), à nouveau formulée dans un balancement qui prépare, cette fois, la conclusion à venir :
- « il est constant » que l’article L 621-1 « est susceptible [seulement susceptible !] de conduire à l’emprisonnement » d’un étranger en situation irrégulière …
- … « alors que » cet étranger « doit prioritairement faire l’objet d’une procédure de retour et peut, s’agissant d’une privation de liberté, tout au plus faire l’objet d’un placement en rétention ».
Et, de fait, la conclusion tombe au considérant 39 :
- l’article L 621-1 « est par conséquent susceptible de faire échec à l’application des normes et des procédures communes établies par la directive …
- … portant ainsi atteinte à l’effet utile de la directive ».
Autrement dit, l’article L 621-1 du CESEDA contrevient au droit de l’Union du seul fait qu'’il est « susceptible » de s’appliquer au cours de la procédure d’éloignement.
Qu'’il s’agisse bien d’une véritable conclusion couronnant le raisonnement central de la Cour ne peut faire aucun doute puisqu’elle ménage la transition avec la suite par ces premiers mots du considérant 40 : « La conclusion énoncée ci-dessus n’est infirmée ni par la circonstance … ». Car la Cour aurait pu s’en tenir là. Mais comme toute juridiction qui se respecte elle a bien sûr tenu, dans un troisième temps, à confronter son raisonnement à celui de toutes les parties. Examinant les moyens développés par les gouvernements français, allemand et estonien – manifestement préoccupés, à juste titre voit-on a posteriori, par la perspective d’une décision qui s’inscrirait dans la continuité de la jurisprudence « El Dridi » – la Cour les écartera l’un après l’autre, complétant du même coup sa propre analyse et annonçant in fine un dispositif en deux branches.
3) Des réponses éclairantes à des objections jugées non pertinentes.
Le gouvernement français faisait valoir qu’en application des instructions données aux parquets les poursuites étaient rarement engagées sur le fondement du seul délit de l’article L 6221-1 (puisque la garde à vue se termine le plus souvent par un classement de la procédure pénale au profit de la délivrance d’un arrêté de reconduite). Il ajoutait que le cas de Monsieur Achughbabian constituait une bonne illustration de ces pratiques quasi généralisées puisqu’il n’avait fait l’objet d’aucune condamnation à ce titre. L’argument était d’importance puisqu’il tendait, en substance, à faire admettre que la question de la compatibilité de l’article L 621-1 avec la directive devait être examinée, non pas de manière générale et abstraite au regard du seul contenu de cet article, mais au cas par cas, au regard de l’application qui en est faite en pratique.
La réponse de la Cour (considérants 41 à 43) est d’égale importance et dépourvue d’ambiguïté :
- Il n’est pas contesté que l’arrêté de reconduite pris contre Monsieur Achughbabian a été fondé sur la constatation du délit de séjour irrégulier prévu à l’article L 621-1 « et que ce dernier est, indépendamment du contenu des circulaires mentionnées par le gouvernement français, susceptible de conduire à une condamnation » aux peines qu’il prévoit ;
- « Par conséquent, l’article L 621-1 du CESEDA ainsi que la question de sa compatibilité avec le droit de l’Union sont pertinents dans l’affaire au principal » ;
- « Au demeurant », les Etats membres « ont le devoir de s’abstenir de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs de la directive 2008/115 » ;
- et « il importe que les dispositions nationales applicables ne soient pas susceptibles de compromettre la bonne application des normes et des procédures communes introduites par ladite directive ».
Peu importe, donc, que des circulaires excluent des poursuites sur le fondement de l’article L 621-1 dans les cas où seul le délit de séjour irrégulier peut être reproché à la personne en cause : le simple fait que cet article soit « susceptible », par les dispositions qu’il contient, de conduire à une peine d’emprisonnement suffit à le regarder comme contraire au droit de l’Union. Et la solution à cette contrariété ne peut résider que dans une mise en conformité des dispositions du droit national.
Par ailleurs, les moyens des gouvernements allemand et estonien sont l’occasion pour la Cour (considérants 44 et 45) de rappeler l’obligation faite aux Etats membres par l’article 8 de la directive de procéder à l’éloignement du territoire dans les meilleurs délais. Et elle observe encore, à cet égard, que « à l’évidence tel ne serait pas le cas si, après avoir constaté le séjour irrégulier … l’Etat membre concerné faisait précéder l’exécution de la décision de retour, voire l’adoption même de cette décision, de poursuites pénales suivies, le cas échéant, d’une peine d’emprisonnement ». Les considérants en réponse au gouvernement français ne laissent désormais planer aucun ambiguïté : ce qui est susceptible d’être reproché aux Etats membres qui feraient précéder l’exécution de la décision de retour de poursuites pénales aboutissant « le cas échéant » à une peine d’emprisonnement, c’est bien d’adopter ou de maintenir une législation seulement susceptible de produire de tels effets.
Dans un balancement désormais classique, le considérant 46 aborde enfin la dernière objection, commune à l’ensemble des gouvernements ayant présenté des observations devant la Cour, selon laquelle la confirmation de la jurisprudence El Dridi condamnerait définitivement une législation sanctionnant pénalement le séjour irrégulier et priverait ainsi les Etats membres de cette arme de dissuasion. Mais les deux temps de ce long considérant sont aussi l’occasion pour la Cour de formaliser définitivement sa conception de l’articulation entre pénalisation du séjour irrégulier et mise en oeuvre de la procédure de retour.
Premier temps :
- « S’il résulte de l’ensemble des considérations qui précèdent … » (nous en sommes donc bien au point conclusif d’un raisonnement qui fait un tout) ;
- « … que les Etats membres liés par la directive 2008/115 ne sauraient prévoir une peine d’emprisonnement pour les ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier … » (le terme « prévoir » souligne à nouveau – et définitivement – que ce qui est en cause ce n’est pas ce qui est appliqué en pratique mais ce qui est prévu par la loi et se trouve, dès lors, « susceptible » d’être appliqué) ;
- « … dans des situations dans lesquelles ceux-ci doivent, en vertu des normes et des procédures communes établies par cette directive, être éloignés et peuvent, en vue de la préparation et de la réalisation de cet éloignement, tout au plus être soumis à une rétention … » (il est désormais clair qu’une peine d’emprisonnement est incompatible avec le droit de l’Union en ce qu’elle contrarie l’éloignement dans les situations où la priorité doit lui être accordée en vertu de la directive).
Deuxième temps :
- « … cela n’exclut pas la faculté pour les Etats membres d’adopter ou de maintenir
des dispositions, le cas échéant de caractère pénal … » (il reste donc une place pour
la dissuasion pénale – si tant est qu’elle soit efficace, justifiée et légitime, mais c’est
un autre débat – et c’est bien là, en tout cas, affaire de législation et non de
pratique) ;
- « … réglant, dans le respect des principes de ladite directive et de son objectif, la situation dans laquelle les mesures coercitives n’ont pas permis de parvenir à l’éloignement d’un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier (arrêt El Dridi, précité, points 52 et 60). » (une législation pénale retrouve donc une place compatible avec les objectifs de la directive si elle ne sanctionne l’irrégularité du séjour qu’après qu’aient été mises en oeuvre, sans succès, les mesures coercitives qu’elle prévoit pour parvenir à l’éloignement effectif ; étant par ailleurs souligné que les distinctions ainsi établies sont en parfaite cohérence avec la jurisprudence antérieure de la Cour).
On ajoutera seulement, dès à présent, que le dispositif de l’arrêt apporte une précision d’importance – qui ne figure pas dans ce considérant 46 – quant à la nature et à l’étendue des mesures coercitives qui doivent avoir été mises en oeuvre avant que « l’infliction » d’une peine d’emprisonnement puisse être prévue par les législations nationales. Il y est en effet précisé que « en cas de placement en rétention en vue de la préparation et de la réalisation de l’éloignement » une telle peine ne saurait être envisagée tant que la personne retenue n’a pas « vu expirer la durée maximale de cette rétention », ce qui marque, une fois de plus et en termes particulièrement exigeants, la priorité absolue qui est accordée à l’éloignement.
4) Un dispositif qui s’éclaire « de l’ensemble des considérations qui précèdent ».
Remplissant son office de juge chargé d’interpréter le droit de l’Union, la Cour « dit pour
droit », d’abord, que :
- « La directive 2008/115 doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une réglementation d’un Etat membre réprimant le séjour irrégulier par des sanctions pénales pour autant que celle-ci permet l’emprisonnement » d’un étranger en situation irrégulière qui « n’a pas été soumis aux mesures coercitives visées à l’article 8 de cette directive et n’a pas, en cas de placement en rétention en vue de la préparation et de la réalisation de son éloignement, vu expirer la durée maximale de cette rétention … ».
L’essentiel a déjà été dit, ou presque, au fil de l’analyse des 49 considérants qui en éclairent le sens, quant à la portée d’une décision déclarant contraire au droit de l’Union une législation nationale prévoyant une peine d’emprisonnement susceptible de venir s’interposer dans le processus d’éloignement tel que conçu et organisé par la directive.
Il faut toutefois s’arrêter un instant sur ce qui pourrait apparaître comme une ultime source d’incertitude. La locution « pour autant que », inhabituelle pour un juriste français, insinueraitelle que l’incompatibilité entre une telle législation et la directive ne serait que « relative » et qu’une disposition venant ainsi « concurrencer » l’application immédiate de la directive pourrait néanmoins subsister sous certaines conditions (qui resteraient à définir). Il n’en est évidemment rien.
Il faut à nouveau rappeler, en effet, que l’article L 621-1 est déclaré incompatible avec les objectifs de la directive non pas dans la seule mesure où, en pratique, les juridictions font effectivement application de dispositions prévoyant un emprisonnement de nature à retarder l’éloignement, mais bien en ce que le texte lui-même ménage une telle possibilité, s’avérant ainsi « susceptible » d’aboutir à ce résultat. Ainsi la contrariété de la loi avec le droit de l’Union est-elle bien absolue - et non simplement relative - tout pendant que cette procédure n’a pas été menée à son terme.
Le choix de la locution « pour autant » apparaît au demeurant particulièrement adapté à la solution dégagée par la Cour en ce que, opérant une distinction qui justifiera un deuxième temps du dispositif, elle ne condamne pas les législations nationales prévoyant une peine d’emprisonnement en toutes circonstances, mais seulement « dans des situations dans lesquelles » les étrangers doivent prioritairement faire l’objet d’une procédure d’éloignement. Ainsi une telle législation apparaît-elle contraire au droit de l’Union « pour autant » qu’elle permet l’emprisonnement avant que la procédure de retour n’ait été menée à son terme, mais s’avère-t-elle en revanche compatible « pour autant » que l’emprisonnement est encouru après qu’elle l’ait été. On observera, d’ailleurs, que le choix de la locution apparaît plus adapté encore pour marquer, dans le deuxième segment de la solution, les conditions dans lesquelles une telle législation peut être regardée comme acceptable (la loi est compatible pour autant qu’elle est applicable dans les situations où …).
On le voit, le sens et la portée de l’arrêt « Achughbabian » se déduisent finalement sans encombres particuliers d’une simple lecture attentive et « loyale ». Il reste alors à en apprécier les conséquences quant à la validité de gardes à vue prenant appui sur les dispositions de l’article L 621-1 du CESEDA. Ce faisant, on verra tout aussi clairement que le gouvernement ne remplira les obligations que cet arrêt lui impose qu’au prix d’une initiative législative.
II. Quelles conséquences quant à la validité de la garde à vue ?
Une évidence s’impose, qui mérite néanmoins d’être soulignée : à aucun moment la Cour de Luxembourg ne dit pour droit que la garde à vue, autrement dit l’article 62-2 du Code de procédure pénale, serait compatible ou incompatible avec la directive. Comment aurait-elle pu le faire, au demeurant, dans le cadre de cette procédure, alors même que la question ne lui était pas posée ?
Elle rappelle en revanche au considérant 32, (alors qu’il ne s’agit encore, dans le premier temps du raisonnement, que de rappeler les principes sous réserve de « vérifier » s’ils doivent souffrir des exceptions) que la directive « ne s’oppose pas à la détention d’un ressortissant d’un pays tiers en vue de la détermination du caractère régulier ou non du séjour de celui-ci » (au considérant 30 elle envisage d’ailleurs expressément « une privation de liberté telle qu’une garde à vue ».
Or, ce rappel ne sera pas remis en cause dans la suite de son raisonnement relatif à la compatibilité de l’article L 621-1 du CESEDA, seule question dont elle était saisie. Sans contestation possible, il se déduit donc de cette observation, incidente à une décision ayant un autre objet, que, définitivement, la directive « ne s’oppose pas » à la mise en oeuvre d’une garde à vue destinée à vérifier la situation de l’intéressé au regard du droit au séjour, pour peu que la durée en soit « brève mais raisonnable ».
Mais il n’est pas vain de relever que si la directive « ne s’oppose pas » à une telle privation de liberté, cette observation se déduit seulement du fait que cette mesure étant précisément mise en oeuvre en vue de procéder à la vérification de la régularité du séjour, elle intervient nécessairement en amont, dans le temps, de l’application de la directive. Cette dernière ne débute en effet qu’au moment où l’irrégularité du séjour a été mise en évidence, la cas échéant dans le cadre, précisément, d’une telle garde à vue. Ce n’est donc pas parce qu’elle est juridiquement compatible avec la directive que la garde à vue ne fait pas difficulté aux yeux de la Cour mais, bien au contraire, parce qu’elle se situe hors champ d’application de la directive. C’est au demeurant ce que la Cour souligne abondamment aux considérants 29 à 31, rappelant par la même occasion que la directive doit commencer à recevoir application – l’acte initial étant l’adoption d’une décision de retour – dès que l’irrégularité du séjour a été constatée.
Pourtant, la circulaire du garde des sceaux du 13 décembre 2011 ignore superbement, ce distinguo capital, préférant affirmer que « le placement en garde à vue d’un étranger en situation irrégulière est compatible avec le droit de l’Union ». C’est évidemment feindre d’ignorer que l’hypothèse même d’une éventuelle incompatibilité serait dépourvue de sens : l’article 62-2 CPP et la directive ne pouvant recevoir cumulativement application ils ne peuvent entrer en conflit (autrement dit, la garde à vue ne peut retarder l’exécution d’une mesure d’éloignement qui, par hypothèse, n’a pas encore été prise) à la différence de ce qui se passe s’agissant de l’article L 621-1 du CESEDA, raison pour laquelle ce dernier est finalement jugé incompatible.
Or ce distinguo induit une conséquence déterminante : si la directive « ne s’oppose pas », à la garde à vue pour le motif que celle-ci n’entre pas dans son champ d’application, reste entière, en revanche, la question de la validité de la garde à vue au regard des conditions que le droit national pose à sa mise en oeuvre. Autrement dit, si le droit de l’Union, de valeur supérieure au droit national, faisait de la garde à vue l’une des mesures s’intégrant dans la procédure d’éloignement, les législations nationales devraient coûte que coûte faire en sorte qu’elle puisse être mise en oeuvre. A l’inverse, le droit de l’Union n’incluant pas la phase de la garde à vue, de sorte qu’il « l’ignore » (sauf à constater que la directive ne s’y « oppose pas »), la question de sa validité reste entièrement régie par le droit national.
Nous en revenons donc aux premières constatations qui ouvraient l’introduction à ces développements : aux termes des dispositions de l’article 62-2 du CPP la garde à vue ne peut être décidée qu’à l’égard d’une personne « à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d’une peine d’emprisonnement ». La seule petite nuance qu’apporte aujourd’hui l’arrêt « Achughbabian », mais elle est évidemment fondamentale, c’est précisément qu’a été jugée contraire au droit de l’Union une législation pénale prévoyant de punir d’une peine d’emprisonnement l’étranger en situation irrégulière qui n’a pas été soumis aux mesures coercitives prévues par la directive, autrement dit l’étranger qui tombe sous le coup des dispositions de l’article L 621-1 dans sa rédaction actuelle !
C’est donc pour des considérations de droit national que la garde à vue ne peut être décidée en matière de séjour irrégulier, mais avec cette précision que ce droit national en conditionne la mise en oeuvre à la recherche d’une infraction punie d’une peine que le droit de l’Union prohibe… On ne saurait mieux dire que la garde à vue est dès lors privée de fondement légal, le juge national ne pouvant évidemment la justifier au regard d’une disposition ainsi déclarée incompatible avec la norme supérieure.
Ce gouvernement s’est jusqu’à présent illustré par une politique éminemment critiquable de reconduites massives, en usant largement du dispositif qui fait se succéder, dans un enchaînement jusqu’à maintenant bien rôdé, contrôle d’identité, interpellation, garde à vue, rétention, éloignement … L’entêtement mis par la chancellerie à tirer de l’arrêt « Achughbabian » des conclusions qui défient l’évidence (comme elle l’avait déjà fait à la suite des décisions de la CEDH condamnant notre régime de garde à vue, avant de devoir finir par céder) n’augure pas une remise en question de cette obsession de l’ostracisme.
Les conséquences d’une telle politique se jouent sur d’autres scènes que celle de l’application du droit. Sur celle-là, en revanche, le gouvernement a une triple alternative, à condition qu’il veuille bien s’honorer, au moins, de mettre notre droit en conformité avec celui de l’Union : abroger purement et simplement toute pénalisation du séjour irrégulier (comme le Syndicat de la magistrature le réclame, avec d’autres défenseurs des libertés et des droits de l’homme, depuis longtemps), ne le punir que de peines exclusives de tout emprisonnement, ou prévoir, seulement, qu’il ne sera encouru qu’après qu’aient été mises en oeuvre toutes les mesures coercitives prévues à l’article 8 de la directive 2008/115.
Sans se faire trop d’illusions sur celle qui serait privilégiée, au moins est-il permis de souligner qu’une initiative législative conditionne, a minima, la fin des difficultés auxquelles se heurtent les juges chargés de contrôler, dans cette cacophonie entretenue, les gardes à vue d’étrangers gravement soupçonnés d’être « sans papiers ».
Patrick Henriot
Membre du Syndicat de la magistrature
1 Affaire C-61/11.
2 Directive du Parlement européen et du Conseil relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.
3 Cf. Communiqué commun SM-SMG-Pratiques-GISTI-Cimade-SAF-ADDE-FASTI du 29 avril 2011 : « Vers la fin de la pénalisation du séjour irrégulier » et lettre ouverte du Syndicat de la magistrature au Garde des sceaux du 4 mai 2011.
4 Cf. communiqué du Syndicat de la magistrature du 13 mai 2011 : « Monsieur le Garde des sceaux, encore un effort … »
5 Ordonnance du 29 juin 2011 ; Alexandre ACHUGHBABIAN C/ Préfet du Val de Marne ; RG : B 11/02792.
6 Affaire C-329/11.
7 Les directives de politique pénale découlant des circulaires des 21 février et 4 décembre 2006 préconisaient « de n’exercer l’action publique pour séjour irrégulier qu’envers les étrangers ayant également commis une autre infraction et de classer sans suite les autres procédures afin, notamment, de laisser prospérer la procédure administrative d’éloignement du territoire ».
8 Dépêche conjointe DACG-DACS N° 11-04-C39.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire