Cet article est la reprise d'une analyse que ce professeur a développé lors de la rencontre qu'a organisé El Watan pour le 50ème anniversaire de l'indépendance de l'Algérie.
Outre les arguments qui ne placent pas les évènements en Algérie dans les années 80 hors de ce que vit la région actuellement Je trouve que ce qui est dit sur l'absence de lien entre élite et mouvement social très intéressant net assez transposable à la France.
SONNETTE D’ALARME POUR L’ ALGÉRIE...
Les mouvements sociaux qui ont affecté, ces derniers mois, les pays de la région arabe, dans de nouvelles formes de radicalité, ne sont pas le fruit du hasard.
Ils s’inscrivent dans des processus qui trouvent leur fondement dans
les désenchantements qui ont suivi l’échec des nationalismes à la fin
des années 1970, le reflux du tiers-mondisme et la montée de mouvements
identitaires sous l’effet de l’emprise d’une mondialisation inégale. »
C’est là l’analyse produite par le sociologue et professeur à
l’université Paris 8, Aïssa Kadri, au troisième jour du colloque
international d’El Watan « Quel destin pour quelle Algérie ? », organisé
du 5 au 7 juillet à la salle Cosmos de Riadh El Feth (Alger).
« Les contestations de pouvoirs politiques illégitimes et oppressifs
(printemps berbère, émeutes d’Octobre 1988, mouvement des archs) ne sont
pas apparues comme porteurs de modalités de transformation au fond des
systèmes en place. Elles ont même permis la consolidation des régimes
autoritaires », indique en introduction l’intervenant. Aïssa Kadri
estime que « les contestations sociales qui affectent les pays arabes
sont de nature différente ». Cependant, poursuit-il, « on peut
transposer et poser que la mort du Tunisien Mohamed Tarek Bouazizi, qui
s’était immolé début décembre 2010 et est décédé deux semaines plus
tard, en a été cet événement fondateur qui a traduit le refus et la
rupture d’une jeunesse ».
Algérie, la fausse exception
Beaucoup d’arguments ont été avancés quant au fait que l’Algérie
n’est pas concernée par les révoltes enregistrées dans des pays arabes.
Pour certains observateurs, indique M. Kadri, l’argument de l’effet des
violences et du conflit qui ont marqué la décennie 1990 n’ont pas été
sans marquer et traumatiser les esprits par leur cruauté. Pour d’autres,
l’aisance financière du pays, concomitante de l’augmentation du prix du
baril, a permis d’acheter la paix sociale par une politique
d’augmentation salariale et de corruption de larges pans de la société.
Dans un contexte de crise économique généralisée, et après des
négociations assez formalistes tentant de sauver les apparences d’un
Etat affaibli et déconsidéré, contrevenant à toute règle économique,
toute catégorie qui manifeste, voit ses doléances se concrétiser. En
troisième lieu, le sociologue cite un autre profil d’observateurs,
plutôt locaux (Algériens), qui se retrouvent parmi les intelligentsias
qui ont accompagné le pouvoir. Ces élites avancent que le jeune
nationalisme algérien est plus exacerbé que d’autres et que les
Algériens, échaudés d’ingérences intolérables (Libye), sont tout à fait
conscients des enjeux de redéploiement de l’empire et de ses affidés.
D’autres analystes soulèvent que l’Algérie a connu son printemps en Octobre 1988. Pour le professeur Kadri, « les plus intégrés au système restent convaincus que l’Algérie est sur la voie de la démocratisation comme l’attesteraient l’existence d’une presse iconoclaste et d’un espace politique avec plus d’une cinquantaine de partis ». « Nul doute que tous ces arguments, poursuit le conférencier, sont explicatifs d’une certaine résilience algérienne. Ils peuvent éclairer en partie, mais seulement ce qui se manifeste comme une inertie inexplicable et comme blocages du changement nécessaire, dans une situation de dérèglements et d’anomie du système politique. »
Avant de s’attaquer au deuxième chapitre de son intervention, Aïssa Kadri pense que « le régime dirige le pays vers une situation proche de l’implosion généralisée ». Il ajoute que la redistribution tous azimuts de la rente ne pourra rien dans une situation d’incendie globale.
M. Kadri explique que « l’appel d’air que permet la rente
conjoncturellement ne saurait durer dans une situation de reflux
économique et de récession mondiale, face à des contestations qui se
nourrissent les unes des autres et se renforcent par le spectacle des
passe-droits et de la corruption répandue ».
Développant son analyse, l’universitaire note que « l’argument de la
mise en œuvre de réformes de fond concertées ne tient pas non plus,
délégitimant toute pratique politique organisée. Il ne convainc qu’une
classe politique vieillissante. Ses clients et ses interlocuteurs
étrangers, intéressés en ces temps de disette par la manne économique
que le pays détient et effrayés par une déstabilisation de l’espace
sahélo-nord-africain, ne sera pas sans effets sur les populations
d’origine qui vivent sur la rive nord ». Le sociologue est convaincu que
« la situation algérienne est en effet semblable à celles des sociétés à
régime autoritaire et sécuritaire, qui contestés, procèdent par
retouches cosmétiques pour ne rien céder sur l’essentiel, entre autres
la perpétuation de privilèges et de prébendes ».
Les mouvements sociaux sont abandonnés par l’élite
« Le mouvement social algérien est en retard par rapport à certains
pays arabes, où les révoltes ont opéré des sauts qualitatifs, sans que
l’on puisse parler de révolutions », observe le professeur. Ce mouvement
est immature, pour des raisons historiques, sociologiques et
politiques. Si le mouvement social n’a pas atteint un degré qui permet
la rupture avec un système délégitimé, la jeunesse algérienne est en
décalage, voire déconnectée.
Exception pour des minorités actives. La jeunesse algérienne, à
l’opposé de celles de la Tunisie, de l’Egypte ou du Maroc, est plus
divisée qu’ailleurs et moins conscientisée dans ses composantes
universitaires.
« La part centrale des populations jeunes en Algérie est celle, à
partir du milieu des années 1980, des exclus, des catégories des
déscolarisés ou de jeunes formatés par un système scolaire massifié en
voie de désinstitutionalisation et de retraditionalisation. Il ne s’agit
plus des étudiants dont les manifestations se sont développées sur une
base politique tout au long de la décennie 1970/80 », étudie l’orateur.
Aïssa Kadri suppose que le manque d’impact des mouvements sociaux
algériens trouve racine dans les méthodologies de l’enseignement
universitaire. « Les mouvements sociaux au Maroc, en Tunisie et en
Egypte ont connu assez tôt le développement d’un haut enseignement
supérieur privé ou semi-public ouvert sur l’international, offrant pour
les enfants des classes moyennes et des catégories supérieures des
classes populaires, une alternative tout à la fois à l’enseignement
public massifié et asphyxié et à la formation à l’étranger de plus en
plus verrouillée. L’Algérie entrait tardivement, de manière timide et
velléitaire, dans les contournements d’une université en voie de
désinstitutionalisation », analyse-t-il.
Les étudiants algériens, d’après M. Kadri, sont soumis à des
contrôles d’organisations syndicales étudiantes clientélistes inféodées
aux partis du pouvoir Ils restent confrontés à des problèmes de vie
universitaire difficile.
Ils subissant des formations tronquées développées sur la base de
pédagogies et de contenus obsolètes. L’affirmation des jeunes Algériens,
produits d’une université massifiée anomique, apparaît plus débridée,
plus hétérogène et coupée de toute autre forme de mobilisation.
En outre, les jeunes diplômés algériens ne sont pas organisés dans un
mouvement de diplômés chômeurs actif et présent. Ils affrontent les
obstacles de manière divisée.
Dans le même sillage, Aïssa Kadri souligne que « les manifestations
sont locales et plus localisées ». En fait, constate-t-il, « les
contestations apparaissent sans objectifs ». Les mécontentements
relèvent plus du corporatisme et d’intérêts matériels, comme, à titre
illustratif, les demandes de logement, d’emploi ou la hausse des
salaires.
Les intelligentsias n’assument pas leur rôle
« Les intelligentsias et les intellectuels algériens, divisés, n’ont
pu s’autonomiser dans leur rapport à l’Etat et aux pouvoirs. La période
coloniale a structuré durablement ces rapports, où les intelligentsias
et les intellectuels ont été, de manière générale, cooptés et
instrumentalisés dans le process de domination », juge l’invité du
colloque. Il affirme que « dans le processus de contestation de l’ordre
colonial, l’intelligentsia algérienne a été à la traîne du Mouvement
national… L’idée indépendantiste est née, d’abord, au sein de
l’immigration ouvrière algérienne ».
Aïssa Kadri observe « une résurgence des engagements chez une grande
partie de la génération des élites qui étaient au-devant de la scène
dans les années 1970. Mais elles bénéficient des prébendes de l’Etat
rentier. Au nom d’une prétendue consolidation de l’Etat, de la lutte
anti-impérialiste et du danger d’implosion nationale, les luttes
sociales, la contestation des pouvoirs autoritaires, l’exigence d’une
vie plus démocratique sont perçues comme autant de complots ». Une des
raisons pour laquelle les élites n’ont pas noué de jonctions avec les
mouvements sociaux.
Un mouvement associatif inactif
« Le piétinement du mouvement associatif a libéré des mouvements
contestataires plus radicaux. Toutefois, ce mouvement a fait émerger les
sociétés civiles. Nombre d’associations se sont construites au bout de
la double décennie, comme espaces de légitimité pour des notabilités qui
cherchaient l’intégration à l’Etat. Une fracture de plus en plus
évidente a tendu à séparer élites associatives et catégories sociales
jeunes. Ces dernières se sont inscrites dans la contestation et
l’émeute, faute d’espaces et de réseaux d’expression », affirme Aïssa
Kadri. Le conférencier cite « les associations restées proches des
catégories démunies, articulées sur les réseaux islamiques, et aussi sur
les associations identitaires berbéristes, devenues des lieux de
gestion de conflits politiques ». Mais ce que déplore l’hôte du
colloque, c’est « la votation de la nouvelle loi, début 2012, sur la
réforme des associations ». Elle augure, selon lui, d’« un enfermement
qui se transformerait en une forme violente ».
Avant de conclure, le sociologue algérien tire la sonnette d’alarme
car « il y aura un pourrissement de la situation ». Tous les indicateurs
le démontrent : émeutes récurrentes, absence d’alternative, opposition
politique fragmentée et pouvoir séparé de la société. Pour lui, « si des
réformes ne sont pas engagées dans l’urgence, les ruptures violentes
sont inéluctables. Celles-ci se feront dans des processus plus débridés
et plus incontrôlables que partout ailleurs dans le Monde arabe, compte
tenu des blessures encore ouvertes ».
Enfin, « le recul du mouvement associatif, l’absence des élites sur
le terrain des luttes laissent la voie libre à un développement
généralisé de la corruption qui devient consubstantielle au
fonctionnement de l’Etat et de la société. Le clientélisme irrigue toute
la société. Il participe à l’érosion et à l’usure des idéologies
mobilisatrices, mettant au-devant de la scène des générations
désidéologisées », tranche l’universitaire.
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