Le témoignage posthume du général Paul Aussaresses, dans le livre de Jean-Charles Deniau, relance la polémique sur la mort du jeune mathématicien communiste, enlevé par les parachutistes français, pendant la guerre d'Algérie. Bavure ou exécution ?
C'est une voix d'outre-tombe. Un mort qui parle d'un autre mort, à
destination des vivants. Quelle valeur lui accorder ? Difficile de ne
pas se poser la question en refermant le livre du journaliste et
documentariste Jean-Charles Deniau, La Vérité sur la mort de Maurice
Audin (Equateurs, 268 pages, 20 €), publié en janvier. Le 11 juin 1957,
Maurice Audin, 25 ans, mathématicien, assistant à la faculté d'Alger,
militant communiste et père de trois enfants en bas âge, est arrêté à
son domicile d'Alger par les parachutistes du général Massu. On ne le
reverra jamais. Selon la thèse officielle de l'armée française –
toujours en cours –, le jeune homme s'est évadé lors d'un transfert en
Jeep. Plus d'un demi-siècle plus tard, le général Paul Aussaresses, le
coordonnateur des services de renseignement pendant la bataille d'Alger,
apporte dans ce livre un témoignage posthume.
C'est lui, dit-il, qui a
organisé l'exécution de Maurice Audin, sur ordre du général Massu, son
supérieur. On savait depuis 1958, grâce à l'enquête minutieuse de
l'historien Pierre Vidal-Naquet, L'Affaire Audin (Minuit), que Maurice
Audin ne s'était pas évadé. Il est mort alors qu'il était aux mains des
parachutistes. A-t-il succombé lors d'une séance de torture ou a-t-il
été étranglé par l'un de ses bourreaux, le lieutenant Charbonnier,
exaspéré par son mutisme ? Pierre Vidal-Naquet penchait pour la deuxième
hypothèse. La mort d'Audin était donc considérée comme un accroc, pas
une exécution programmée. Le livre de Deniau contredit cette version.
Selon les confidences que lui a faites Aussaresses dans les mois qui ont
précédé son décès, le 4 décembre 2013, à l'âge de 95 ans, Maurice Audin
aurait été poignardé par un sous-lieutenant, Gérard Garcet, après avoir
été transporté à une vingtaine de kilomètres d'Alger. Massu aurait
exigé cette exécution, " pour l'exemple ". Mais pourquoi, dans ce cas,
avoir choisi Maurice Audin, un militant de second plan au sein du Parti
communiste algérien, à l'inverse d'un Henri Alleg, directeur du journal
Alger républicain ? Alleg était aux mains des parachutistes au même
moment qu'Audin. Il subira les mêmes supplices et tirera de cet épisode
un document bouleversant, La Question (Minuit, 1958). Autre incohérence,
relevée par l'historienne Sylvie Thénault, spécialiste de la guerre
d'Algérie : " L'exécution “pour l'exemple” ne tient pas la route si l'on
procède à une exécution camouflée, dont la rumeur ne s'est même pas
diffusée. " De fait, Aussaresses lui-même et la fiabilité de ses propos,
compte tenu de son grand âge, pourraient constituer une des faiblesses
du livre de Jean-Charles Deniau.
Le tempérament provocateur du vieux
général le conduisait à mentir, entre deux vérités, parfois même à
répondre n'importe quoi pour mettre fin à une conversation qui
l'ennuyait. La façon dont Deniau interroge Aussaresses et lui arrache
des réponses en dérange certains. Dans un enregistrement effectué par le
journaliste, on entend la voix chevrotante du général : " Eh bien on a
tué Audin… On l'a tué au couteau… pour faire croire que c'était les
Arabes qui l'avaient tué… Voilà. Qui a décidé de ça ? C'est moi. Ça vous
va ? ", lance-t-il à son intervieweur. " On dirait que les aveux
d'Aussaresses n'avaient pour but que de faire plaisir au journaliste.
Deniau dit sans cesse qu'il cherche la vérité. Mais plus il répète ce
mot, et plus on sent la vérité s'échapper ", dénonce François Demerliac,
réalisateur du documentaire Maurice Audin, la disparition. Pour lui,
l'auteur du livre " part d'une hypothèse et cherche à tout prix à la
faire valider par son interlocuteur ". Cependant, pour l'historien
Benjamin Stora, le livre de Deniau constitue " un pas en avant ". Cet
ouvrage ne livre pas forcément " la vérité ", souligne-t-il, mais il
faut " prendre acte " des hypothèses soulevées et les vérifier, en
procédant, notamment, à des fouilles en Algérie, à l'endroit même où
Deniau croit que Maurice Audin a été enterré, dans une fosse commune.
Obtiendra-t-on un jour des aveux de l'exécuteur présumé ? Car Gérard
Garcet est toujours vivant. Il a 82 ans, vit reclus dans une ville de
Bretagne, protégé par les lois d'amnistie votées après la guerre
d'Algérie, et refuse tout entretien. C'est en tout cas la deuxième fois
en deux ans que son nom est cité dans l'affaire Audin.
En mars 2012, une
journaliste du Nouvel Observateur, Nathalie Funès, a révélé qu'elle
avait retrouvé dans les archives du colonel Yves Godard, l'ancien
commandant de la zone Alger-Sahel (décédé en 1975), un document inédit,
désignant nommément Garcet comme " l'agent d'exécution " de Maurice
Audin. Selon Godard, Audin aurait été exécuté par erreur, à la place
d'Henri Alleg. Vrai ? Faux ? Nul ne le sait. Une chose est sûre : ce
texte, conservé à l'université Stanford, en Californie, constitue le "
premier document signé d'un officier de l'armée française confirmant que
le mathématicien a bien été exécuté par un militaire et ne s'est pas
évadé ", souligne la journaliste. Aussaresses valide donc la thèse de
l'exécution d'Audin, mais pas celle d'une erreur d'identité. Que l'on
donne du crédit ou non à cet aveu tardif, pourquoi donc le vieux
général, malade depuis longtemps, a-t-il choisi de parler une fois
encore, lui qui avait si chèrement payé ses révélations au Monde, en
novembre 2000, dans lesquelles il avouait " sans remords ni regrets "
avoir pratiqué à grande échelle tortures et exécutions sommaires pendant
la bataille d'Alger ? Une interview suivie de deux livres, du même
acabit. Aussaresses y révélait qu'il avait pendu Larbi Ben M'Hidi, l'un
des chefs du FLN, et fait précipiter dans le vide, du haut du 5e étage
d'un immeuble d'Alger, l'avocat Ali Boumendjel. Se désolidarisant de ses
anciens compagnons d'armes, le vieux général a continué de déballer les
secrets de la " grande muette ", au point de se voir radier de la
Légion d'honneur par Jacques Chirac, le président de l'époque. Quel
intérêt avait donc le général à révéler, en 2013, le sort de Maurice
Audin ? La réponse est simple : Elvire Aussaresses. C'est en 2002 que le
général épouse en secondes noces une Alsacienne, antiquaire à la
retraite de dix ans sa cadette. Médaillée de la Résistance à 17 ans,
Elvire Aussaresses est une forte personnalité, une originale qui déteste
les faux-semblants. En Paul Aussaresses, qu'elle protège " comme une
tigresse ", elle ne voit que le héros de la France libre, celui qui
sautait en parachute derrière les lignes ennemies en uniforme allemand.
Depuis qu'elle est entrée dans sa vie, Elvire l'encourage à tenir tête à
ceux qui refusent la vérité sur la guerre d'Algérie, des "
révisionnistes ", jure-t-elle. Le sort de Maurice Audin lui tient à
cœur. Elle sait que Josette Audin et ses enfants attendent depuis un
demi-siècle de connaître la vérité. Régulièrement, elle interpelle son
mari : " Quand vas-tu te décider à dire ce qui s'est passé ? " Quand
elle apprend, en février 2013, que la veuve de Maurice Audin a eu
l'autorisation de consulter des archives déclassifiées concernant son
mari et qu'elle n'y a rien trouvé, Elvire pique une sainte colère. "
J'ai dit à Paul : ça suffit ! Ça fait presque soixante ans que ça dure !
Tu vas enfin la dire, la vérité ? raconte-t-elle aujourd'hui. Je
n'avais pas d'autre idée en tête que Mme Audin et sa famille. " Le
général renâcle. Sa femme se fait menaçante. " Je vais me fâcher ! ",
lui lance-t-elle. A-t-il cru qu'elle allait le quitter ? Elvire
Aussaresses se le demande aujourd'hui, non sans remords. En tout cas, le
général finit par se mettre à table. Il lui raconte " les bombes, les
communistes, les rendez-vous avec Massu ". Il parle d'" exemple ". Il se
souvient qu'on lui a dit : " Il faut liquider un de ces Français qui
travaillent contre nous. " Le jour où Aussaresses " reçoit l'ordre de
tuer Audin ", confie-t-elle encore, c'est Garcet, l'un de ses équipiers,
qui est de service.
A lui revient la charge d'emmener le prisonnier
loin d'Alger et de l'exécuter. Sous la pression de son épouse,
Aussaresses se confie ensuite à Jean-Charles Deniau, qui enquête depuis
longtemps sur ce dossier. La Vérité sur la mort de Maurice Audin ne
convainc pas la veuve du mathématicien disparu. En Aussaresses, Josette
Audin ne voit qu'un menteur professionnel. En Jean-Charles Deniau, elle
voit un opportuniste, soucieux de faire du sensationnel en utilisant le
nom d'Audin. Le journaliste, lui, se défend : " J'ai fait mon enquête de
la façon la plus honnête. J'ai posé et reposé mes questions de
multiples façons à Aussaresses. Il n'était pas sénile. Il était crédible
à 100 %, en tout cas à 90 % ", assure-t-il, estimant que si le vieux
général s'est confié à lui, c'est parce qu'il était " dans le remords, à
fond ", à la fin de sa vie. Saura-t-on jamais la vérité sur Maurice
Audin – au-delà de l'essentiel, à savoir qu'il a bel et bien été tué par
les paras français ? Josette Audin en doute. Agée de 81 ans
aujourd'hui, cette ancienne enseignante est aussi discrète
qu'inflexible. Ni elle ni ses enfants – il lui en reste deux sur trois –
ne renonceront à leur quête de la vérité. Mais voilà des années que le
combat de Josette Audin dépasse le cas de son mari. De la France, elle
n'attend pas une " repentance " mais une reconnaissance et une
condamnation de ce qui a été : la torture, les exécutions sommaires,
l'élimination de centaines de milliers d'Algériens… Autant de crimes de
guerre commis avec l'assentiment du pouvoir politique de l'époque. De
François Hollande, Josette Audin espère un geste " comparable à celui
qu'a fait Jacques Chirac pour la rafle du Vel'd'Hiv ". Pour elle, il
serait grand temps que la France regarde son passé en face, si elle veut
enfin pouvoir tourner la page de la guerre d'Algérie.
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