mercredi 4 janvier 2012

"« Révolution blanche », drapeaux rouges et forces de l’ombre", article de Jean-Marie Chauvier.

Article trouvé via le site animé par le camarade Daniel Sario.
J'aime cette article car il présente bien toutes les forces politiques qui animent la vie publique russe et qu'il nous présente à nous européens de l'ouest une vision nullement manichéenne de la situation dans ce pays.


«Les» Russes contre Poutine ? Une «révolution blanche» (ou orange) ? Un «printemps russe», à l’image du «printemps arabe», contre un «système verrouillé», voire «la dictature» poutinienne ? L’imminence redoutable du «retour de l’URSS» ? Comme chaque fois qu’il s’agit de ce pays, les tendances à l’exagération et à la caricature paraissent irrépressibles. Les fréquentes erreurs de pronostic des médias devraient pourtant inciter à l’humilité.

Les nouvelles turbulences russes ont un point de départ : les législatives du 4 décembre 2011, attendues comme une simple formalité en vue d’asseoir le succès — assuré et préfabriqué — de M. Vladimir Poutine à la présidentielle de mars 2012, et supposées lui garantir deux mandats successifs jusqu’en 2024. Effrayante perspective pour les opposants. Le scrutin serait donc sans surprise. Selon le Centre Levada, un institut de sondages de tendance libérale, « une immense majorité de Russes se déclarent certains de la victoire de “Russie Unie” le 4 décembre et l’apathie électorale de cette situation est bénéfique à Vladimir Poutine (1) ».

Première source d’étonnement donc : les résultats qui sanctionnent le parti au pouvoir. Manifestement, ce dernier n’est pas trop «absolu»… Par rapport à 2007, Russie unie (ER) recule de 64,30 % à 49,32 %, le Parti communiste (KPRF) remonte de 11,57 % à 19,19 % et son rival de gauche Juste Russie (SR), social-démocrate, passe de 7,74 % à 13,24 %, le parti (d’extrême droite) libéral-démocrate (LDPR) de 8,14 % à 11,67 %, le parti libéral Iabloko de 1,59 % à 3,43 %, un score qui ne lui permet pas d’entrer à la Douma.

Parti                                                   Voix                                %        Sièges            %    
Russie unie                                    32 379 135              49,32          238              52,9
Parti communiste                         12 599 507             19,19            92              20,4
Russie juste                                     8 695 522               13,24           64              14,2  
Parti libéral-démocrate                 7 664 570               11,67           56              12,4
Iabloko                                               2 252 403                 3,43             0                     0
Deuxième surprise : grâce aux militants des oppositions, à la surveillance de l’organisation non gouvernementale (ONG) Golos — financée par les Etats-Unis à travers USAID et le National Endowment for Democracy (NED) — et aux observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), des «fraudes massives» sont mises en évidence. Aussitôt, la protestation s’exprime dans les rues. Des affrontements ont lieu, et des arrestations — tantôt simples interpellations, tantôt condamnations et emprisonnements de plusieurs jours. Mais la vision d’une Russie « à feu et à sang » a été exagérée dans certains médias occidentaux — le comble étant atteint par la chaîne américaine Fox News, dont un reportage sur les incidents en Russie fut « illustré » par des images d’émeutes… en Grèce (2). Point culminant de cette première vague de contestation : le meeting des 30 000 à 40 000 participants du 10 décembre à Moscou. Réussite relative — vu les 11 à 15 millions d’habitants du grand Moscou et le peu de mobilisation ailleurs en province —, mais réussite inattendue après dix-sept années (depuis 1993) d’apathie politique.
«Du jamais vu», dira-t-on, quoique on en ait déjà pas mal vu : les révoltes de 1992-1993 contre la « thérapie de choc » ponctuées par le bombardement du Parlement le 5 octobre 1993, les grèves et protestations contre les retards de salaires en 1998-1999, les 500 000 protestataires, en 2005, contre la suppression de divers avantages sociaux. Mais c’est vrai : jamais une protestation politique de ce type, de cette ampleur, entraînant une nouvelle génération, n’avait été vue. Les raisons et les objectifs de cette révolte n’en sont pas moins disparates.On peut distinguer trois composantes : une contestation « hors système » radicale, l’opposition institutionnelle surtout communiste et la nouvelle vague, spontanée et pleine d’inconnues, des blogueurs apparemment sans attaches politiques, quoique… 

La contestation politique « hors système »

Souvent dite « orangiste » par référence à l’Ukraine de 2004, elle s’est rebaptisée par la voix de son leader libéral Boris Nemtsov «révolution blanche» ou «des neiges». Des rubans blancs ont été massivement distribués. Cette charge symbolique rappelle les «révolutions colorées». Le choix de la couleur blanche, en Russie, n’est d’ailleurs pas totalement innocent (3). Les formations les plus remarquées (surtout dans les médias occidentaux) sont le mouvement Solidarnost et le Parti de la liberté du peuple (Parnas). Celui qui parle le plus en leur nom est M. Boris Nemtsov, qui semble faire son grand retour. Bras droit de M. Boris Eltsine dans les années 1990, ex-conseiller du président de l’Ukraine Viktor Iouchtchenko (2004-2010), ancien dirigeant de l’Union des forces de droite (SPS), M. Nemtsov a fondé en 2008 avec l’ancien dissident soviétique Vladimir Boukovski et les co-animateurs du Front civique uni Garry Kasparov et Ilya Iachine, le Mouvement démocratique unifié Solidarnost, une coalition de partis et de défenseurs des droits humains. Son nouveau parti de droite libérale, le Parnas, compte d’autres personnalités bien connues en Occident : M. Vladimir Ryzhkov, autre ancien leader des années Eltsine, et M. Mikhaïl Kassianov, qui exerça plusieurs responsabilités économiques et financières dans les années 1990 et fut premier ministre de la première période (la plus libérale, 2000-2004) de M. Poutine. En rupture avec celui-ci, il est devenu l’un des responsables politiques russes les plus écoutés aux Etats-Unis et en Europe. Les mouvements Pour les droits de l’homme, Mémorial et autres ONG de la société civile font également partie de cette première composante, qui se manifeste d’ailleurs par une condamnation du système soviétique, à la très nette différence des partis et groupes de gauche ou «patriotiques» (4).

Il y a un cas à part, celui d’Edouard Limonov. Cet écrivain, créateur du Parti national-bolchévique (NBP) en 1994, interdit depuis 2007 pour «extrémisme», a été le co-fondateur avec l’ancien champion d’échecs Garry Kasparov des principales initiatives oppositionnelles pluralistes, de concert avec divers groupes démocratiques et de défense des droits humains : Autre Russie, Forum civique uni, Marches du désaccord, Assemblée nationale, et le Comité de salut national, intégrant l’extrême-gauche du Rotfront. Allié des libéraux mais en désaccord avec eux sur le fond (leurs responsabilités dans la catastrophe sociale des années 1990), il imprime à Autre Russie une nouvelle orientation nationaliste, symbolisée par l’adoption du drapeau impérial noir-jaune-blanc. Il entend poser sa candidature à la présidentielle de 2012. Nouvelle vedette de la contestation, une écologiste : Mme Evguenia Tchirikova, animatrice d’un mouvement de défense de la forêt de Khimki, au nord de Moscou, contre le projet d’autoroute Moscou-Saint Pétersbourg mis en chantier par la firme française Vinci. La mouvance libérale dispose aussi des sympathies des médias d’opposition qui partagent ses opinions — Novaïa Gazeta, radio Ekho Moskvy, le journal économique et financier Vedomosti (5) et de nombreux sites Internet désormais plus influents que la presse papier, voire même capables de rivaliser avec le monopole officiel sur les principales chaînes de télévision.

Au sein et « en marge » de cette contestation, il y a le célèbre parti Iabloko, membre de l’Internationale libérale, que mène l’économiste et intellectuel d’envergure Grigori Iavlinski. A la différence des autres libéraux, Iabloko a conservé quelque chose de l’esprit humaniste de l’ancienne intelligentsia libérale soviétique et n’a pas approuvé la «stratégie du choc» des années 1990. Il se réclame d’un libéralisme social et respectueux de la démocratie, à l’opposé du «pinochetisme» de la droite libérale dure. La contestation attire par ailleurs, encore très modérément, des mouvements nationalistes et néofascistes, vivement contestés lors du meeting du 10 décembre par les anarchistes. Drapeaux rouge-noir contre drapeaux noir-jaune-blanc.

Alliées mais non alignées sur les libéraux, il y a les forces rassemblées dans le Levyi front (Front gauche) qu’anime M. Serguei Oudaltsov, 34 ans, adepte vibrant de l’auto-organisation du peuple par un retour aux soviets, en vue d’en finir avec le système capitaliste, et non seulement avec Poutine. Emprisonnée pendant dix jours et gravement malade, la figure emblématique de la nouvelle gauche radicale a été opportunément écartée de la scène publique, ce qui a facilité l’imposition du leadership libéral, déjà lourdement appuyé par les médias et autres soutiens politiques et financiers occidentaux. M. Oudaltsov et ses amis incarnent aussi une gauche sociale, non focalisée sur les seules élections, sans illusions sur la démocratie représentative et plus en phase avec les protestations populaires éparses qui, partout en Russie, égratignent sinon ébranlent les pouvoirs sur des questions concrètes : emploi, logement, tarifs de l’énergie, éducation et soins de santé (dont on réclame à nouveau la gratuité), jardins d’enfants, projets urbanistiques (6).

La gauche institutionnelle

C’est la seconde composante des protestations. La principale force d’opposition en termes de membres et d’électeurs, le Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF) que dirige M. Guennadi Ziouganov apparaît comme le réceptacle des voix protestataires. Le programme de ce parti reste très «soviétique», ce qui n’est pas pour déplaire aux classes âgées et populaires : la nationalisation des secteurs clé, le «retour à l’amitié des peuples», la restauration de la gratuité de l’enseignement et de la médecine. Le KPRF a organisé des meetings importants en Russie méridionale, en Sibérie et en Extrême-Orient. Son rassemblement moscovite, le 18 décembre, n’a pas dépassé les 5 000 participants, ce qui semble exclure le «raz de marée rouge» ou le «retour des communistes» redouté par certains.
Le parti Juste Russie de M. Mironov, dont le discours est plus réformiste, est réputé manipulé par le Kremlin. Impulsé par ce dernier, de fait, il occupe néanmoins un créneau dont on s’accorde à reconnaître la nécessité : la social-démocratie. Les partis de la gauche institutionnelle traînent un lourd handicap : la classe ouvrière dont ils se réclament, sans doute largement déroutée, précarisée, stigmatisée par vingt années de capitalisme offensif, reste largement absente de la scène politique. Elle sera pourtant la première à souffrir d’un autre événement d’actualité, passé inaperçu mais très lourd de conséquences sociales : l’entrée de la Russie dans l’Organisation mondiale du commerce.
Les deux partis entrent en force à la Douma, de sorte qu’ils ne partagent pas le radicalisme de la contestation hors-système : ils participeront au jeu parlementaire. D’autant que le PC marque nettement ses distances à l’égard de l’orangisme des libéraux. Le 17 décembre, M. Ziouganov a rappelé les précédents de la Yougoslavie, de la Géorgie et de l’Ukraine. Il a qualifié les leaders libéraux de «pope Gapone collectif», référence bien connue en Russie à ce prêtre qui joua un rôle provocateur lors du Dimanche sanglant de 1905. Les financements américains des opposants russes sont d’ailleurs revendiqués par les Etats-Unis : non seulement plusieurs fondations publient régulièrement leurs listes de donations, mais le porte-parole du département d’état, M. Mark Toner, a déclaré le 6 décembre que les fonds accordés aux ONG et «médias indépendants» russes seraient augmentés en 2012 (notamment pour la présidentielle de mars) jusqu’à un peu plus de 9 millions de dollars (7).

Les blogueurs

La troisième composante est la plus neuve et la moins prévisible. Elle dispose de cette nouveauté technologique encore peu répandue il y a quelques années : la maîtrise d’Internet et de ses réseaux sociaux (Vkontakte, Twitter, plus rarement Facebook) auxquels les jeunes contestataires libéraux ou gauchistes ont également recours. Mais la masse des usagers de ces réseaux est avant toute une jeune génération née au temps de ou après la chute de l’URSS, qui n’a guère de rapport avec la politique et ses organisations, et exprime une colère spontanée visant les aspects les plus choquants de la vie publique : la corruption, les détournements de fonds et de biens publics, le crime organisé à tous les niveaux, «le parti des voyous et des voleurs» identifié à Russie unie. Le potentiel mobilisateur des réseaux sociaux, d’après une étude d’Alexei Sidorenko, s’élèverait à 185 000 manifestants (8). Plusieurs observateurs ont tenté de décrire une sociologie de cette nouvelle vague. Elle appartiendrait à la classe moyenne bénéficiaire de la croissance des années Poutine, à de jeunes élites en quête d’ascenseur social plus rapide. Ce qui branche les «indignés» de Moscou ne serait donc pas, comme à Madrid et ailleurs en Europe occidentale, les inégalités sociales, la précarité, le chômage, mais le manque de perspectives de jeunes diplômés dans une structure sociale stagnante où trop de places sont déjà prises et défendues par les privilégiés des générations précédentes.

D’après le sociologue Leontii Byzov, «de multiples facteurs coïncident. D’abord, la montée en puissance d’une nouvelle génération de jeunes qui n’ont pas en mémoire le “traumatisme des années 1990”. Il n’ont pas peur du changement, ils le préfèrent à la “prison dorée” de la stabilité poutiniste. Les jeunes de la classe moyenne veulent la mobilité sociale et rêvent de carrières fulgurantes (9)». Mais à ce constat sociologique s’en ajoute un autre, politique. La vedette de la mobilisation des internautes est le blogueur Alexei Navalnyi. Il est à l’origine du slogan très populaire qui fait de Russie unie le «parti des voyous et des voleurs». Très connu aux Etats-Unis où il a étudié, il jouerait un rôle politique à deux niveaux. D’une part, il serait lié, comme d’autres, à la National Endowment for Democracy à Washington. D’autre part, il participe à la Marche russe (10) : il serait donc la passerelle rêvée entre l’extrême droite nationaliste et la «révolution blanche». A priori mariage contre-nature, cette synthèse tente néanmoins une partie des jeunes révoltés, et pourrait constituer un cocktail explosif, très déstabilisateur (11). Lors des réunions préparatoires du nouveau rassemblement de la contestation prévu le 24 décembre, plusieurs questions qui divisent ont été évoquées. Parmi elles : le danger d’être rejoint par les ethno-nationalistes et la controverse sur le leadership libéral (M. Nemtsov et autres) et son patronage américain. Le mouvement de base entend préserver son caractère démocratique, pacifique, et sa spontanéité.

Notes :
(1) Corinne Deloy, « Pas de suspense sur le résultat des élections législatives en Russie » (PDF), Fondation Robert Shuman, 28 novembre 2011.
(2) « Protester’s Express Outrage Over Russian Elections - Fox News », sur Youtube.
(3) Pour rappel, en 1917-1922, la guerre civile avait opposé rouges et blancs.
(4) « Patriotes » : ici dans le sens restreint de nationaux-communistes et de patriotes d’Etat, à l’exception des ethno-nationalistes.
(5) Edité en collaboration avec le Financial Times et le Wall Street Journal.
(6) Un inventaire permanent de ces luttes est tenu par le site de l’Institut action collective (IKD) que dirige la sociologue franco-russe Carine Clément.
(7) Conférence de presse du 5 décembre, sur le site du département d’Etat.
(8) Alexei Sidorenko, « Russie : La contestation post-électorale sur les réseaux sociaux », GlobalVoices, 9 décembre.
(9) Donna Welles, « Russie : “Pourquoi les Russes manifestent-ils maintenant ?” », 12 décembre 2011.
(10) Manifestation annuelle, le 4 novembre, des néonazis et autres mouvements anti-immigration.
(11) Depuis l’explosion xénophobe de décembre 2010, place du Manège à Moscou, des contacts ont été noués entre les mouvements ultras et des membres de Autre Russie.

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