Lorsque nous parlons de « l’appropriation de la science par les citoyens », il est indispensable de préciser ce que nous entendons par « science », et comment s’opère cette « appropriation ». Car, si pour nous la recherche scientifique n’est pas une activité qui se mène loin de la société, confinée dans un milieu de « spécialistes » qui se distinguerait de celui des « profanes », nous ne pouvons ignorer le fait que, aux yeux du grand public, la « science » a une signification partielle, voire partiale, se résume souvent uniquement à des applications jugées utiles à la vie des gens, se soumet à des opinions médiatiques qui détournent souvent de la réflexion tant sur la notion de science elle-même que de son rôle et de sa place en démocratie.
C’est pourquoi, afin de réfléchir sur les liens entre la recherche scientifique et les citoyens, il convient d’examiner comment se forme ce que l’on appelle communément « l’opinion », notamment via les médias qui sont le plus souvent dans les mains des grands groupes capitalistes en vue de la diffusion de l’idéologie dominante.
Il convient également de rétablir le sens du terme « science », qui, de par son étymologie, s’étend à tous les domaines de la connaissance, contient donc toutes les disciplines sans distinction utilitariste, sans critère de rentabilité, sans exclusion et sans confusion entre science et technologie. C’est cette conception de science non parcellisée qui a présidé à la création du CNRS et en a guidé la mission.
L’exercice de la démocratie à tous les niveaux fait partie de la réflexion sur le lien entre science et société. La distinction entre « l’expert » et « le profane » peut être transposée aussi dans ce cadre : si l’on vise l’abolition de la distance entre décideurs et exécutants, si l’on cherche aujourd’hui à établir de nouveaux modes de participation réelle des citoyens dans la vie de la cité et des salariés dans celle de l’entreprise, nous pouvons également réfléchir sur ceux qui permettront de ne plus faire des citoyens des spectateurs passifs du « spectacle » de la science (ou de la « science-spectacle »). Ce sera aussi une façon de combattre les diverses réactions négatives, méfiantes ou anti-scientifiques qui se développent souvent sous des formes insoupçonnées, dirigées explicitement ou implicitement par des conceptions obscurantistes de tout ordre, non seulement religieuses.
Nous n’allons donc pas exposer ici des idées visant un « contrôle » de la science par les citoyens, mais celles qui permettent, y compris par la voie institutionnelle, que les domaines a priori difficiles d’accès pour un non-spécialiste puissent s’ouvrir de sorte à mettre sur la place publique les enjeux scientifiques, en liaison étroite avec ceux qui y travaillent.
1. Modes, médias et démocratie
La réflexion sur la façon dont se forme, aujourd’hui, l’opinion du citoyen sur « la science » est indissociable de celle sur le rôle des médias au sein du capitalisme, et sur le rôle des scientifiques dans la diffusion des connaissances spécialisées qui font l’objet de leurs recherches. Nous n’ignorons pas le fait que l’information, y compris celle liée à la science, est un des principaux enjeux des capitalistes, et que c’est à travers la possession et le contrôle des médias que se diffuse l’idéologie dominante qu’ils tentent de nous imposer. Les diverses émissions médiatisées sur des thèmes scientifiques, les controverses qui y sont liées, ainsi que celles qui, sous couvert d’élan de générosité populaire, relient implicitement financement de la recherche publique et charité (ou compassion), montrent qu’il y a besoin de s’affranchir des modes et de se méfier des intentions louables qui prétendent rapprocher les chercheurs de certains domaines (qui « vendent » ou « se vendent » bien) des prétendus bénéficiaires de leurs recherches.
De même que nous contestons le modèle délégataire qui éloigne les citoyens des centres de prise de décisions et encourage leur passivité, de même que nous luttons contre l’abstention électorale mais aussi contre l’idée que l’exercice du droit de vote est la seule voie de participation aux affaires publiques, de même que nous sommes pour l’instauration d’une démocratie économique, avec de nouveaux pouvoirs pour les salariés, nous pensons qu’il faut renouveler le contrat entre scientifiques et citoyens. Cela est d’autant plus nécessaire que, dans le débat public médiatiquement faussé, on fait souvent référence au « coût » de la recherche publique pour le contribuable, donc on associe volontiers ce « coût » et la notion d’utilité de la science.
Oui, l’activité recherche a un coût, dérisoire par rapport aux immenses gâchis et profits financiers des multinationales et des banques, aux dépenses militaires de la course aux armements, au coût social de la réduction des services publics sous prétexte qu’ils pèsent sur la dette des États. C’est pourquoi nous pensons qu’il faut éclairer les citoyens, les mettre en garde face à la conception utilitariste de la science (qui implique sa compartimentation), face aux idées anti-scientifiques, même celles qui se présentent parées des bonnes intentions d’un « retour à la nature » idéalisé, de la protection d’un environnement qui fait fi des hommes qui y vivent, de la sauvegarde de la planète dont le principal ennemi serait le progrès scientifique. Cela ne signifie pas un retour à une conception linéaire du progrès ou à une confiance absolue en ses bienfaits : nous pensons que seuls les citoyens d’une société libre et démocratique peuvent saisir les enjeux scientifiques, peuvent exercer leur esprit critique sans se laisser embrigader par des modes, des idéologies ou des intérêts dominants.
2. Comment faire ?
Éclairer est le premier pas, mais nous pensons qu’il est nécessaire que l’interaction entre science et société s’appuie sur des instances, des espaces où les uns et les autres pourraient se retrouver, échanger, dialoguer, voire se critiquer mutuellement. Relater les découvertes (celles qui sont dignes de publicité selon les médias) ne signifie pas informer le public sur leurs enjeux ou sur les conditions dans lesquelles elles ont été produites. De plus, dans le monde actuel où une actualité chasse l’autre et où la rapidité est érigée en principe majeur, il n’y a pas de mise en perspective historique des découvertes scientifiques, ni d’explication du cadre disciplinaire et interdisciplinaire dans lequel elles ont été élaborées, ce qui rend encore plus difficile leur compréhension.
Nous proposons la création de forums citoyens de la science, de la technologie et de la culture, dotés de pouvoir d’enquête, constitués auprès des collectivités territoriales, des sites industriels, agricoles, maritimes, à chaque fois que le besoin des populations en manifestera l’exigence. Ils seront indépendants de tout pouvoir politique ou pression économique, débattront publiquement et rapporteront annuellement devant l’Assemblée nationale.
Le gouvernement aura l’obligation de répondre à leurs questions. Des mesures incitatives encourageront les personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche publics à participer activement à ces forums. Ainsi pourra s’opérer de façon « officialisée
» la communication entre ceux qui font la science et ceux qui, tout en ne la faisant pas, ont le droit et le besoin s’en approprier les problématiques, de participer éventuellement, à leur façon à son développement. Loin de toute notion de « contrôle » ou de réponse à des exigences fixées en dehors des intéressés. Loin de l’impact des médias aux mains du Capital qui forment et formatent l’opinion publique. Les conditions dans lesquelles se mène la recherche aujourd’hui ne sont pas favorables à son appropriation sociale.
Tout concourt pour créer l’illusion d’une recherche immédiatement rentable (qui ne serait donc pas une perte pour le contribuable), d’une recherche considérée comme un « placement », ne faisant donc pas partie de la culture, du mouvement des connaissances. D’une recherche-abstraction, sans personnels, sans métiers, sans vie quotidienne. D’une recherche dont les seuls aspects qui comptent pour le public seraient sa « nocivité » ou son « innocuité », voire ses capacités salvatrices (ce dernier aspect est souvent mis en avant pour la recherche médicale). Les appels d’offres et les créneaux porteurs ne sont donc pas dommageables seulement « en interne », mais sont préjudiciables pour l’interaction avec la société.
Contrairement à une conception qui fait des scientifiques des « éclaireurs » ou « instituteurs » d’un public prétendument éloigné du monde de la connaissance, nous pensons que toute interaction entre science et société doit d’abord s’appuyer sur les travailleurs de la recherche dans un esprit de partage et de popularisation du savoir.
Pour ce faire, contrairement à ce qui est en cours actuellement, les personnels de la recherche doivent disposer du temps et des moyens nécessaires pour la diffusion et la valorisation des résultats de leur recherche auprès du public, et que cette tâche ne doit pas être considérée comme annexe ou déconnectée du travail savant. Une réflexion doit aussi être menée pour voir comment cet effort vers « l’extérieur » puisse faire partie de leur évaluation « en interne ».
En conclusion, en vue d’une véritable « appropriation sociale », il faut considérer la connaissance dans son ensemble, indissociable des luttes pour les droits sociaux, indispensable pour la formation des consciences, comme une arme des plus puissants dans notre combat contre le capitalisme.
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