lundi 2 septembre 2013

L'URSS, sa chute et l'avenir du marxisme, vus par Eric J. Hobsbawm.

« Pour tous ceux qui se sont convertis au communisme avant l’époque antifasciste, la jeune Union soviétique était un élément essentiel. Il nous a été très […] difficile de nous libérer du mythe de la révolution d’Octobre. L’URSS était la base dynamique de la révolution mondiale. C’est un sentiment que je n’ai, par exemple, jamais éprouvé avec la révolution chinoise, dépourvue de toute dimension universelle. […]. Ce n’est qu’au fil du temps que nous sommes devenus de plus en plus circonspects vis-à-vis du type de socialisme qui régnait en URSS.
Jusqu’aux années 1960, nous pensions qu’il progressait. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous nous sommes rendu compte qu’il piétinait. […] Mais s’il n’y avait plus grand sens à être communiste après 1956 en Angleterre, la situation était tout à fait différente ailleurs. C’est après 1956 que le Parti communiste espagnol a accru ses effectifs pour devenir une force d’opposition à Franco ; et en Amérique latine, les intellectuels étaient trop occupés à préparer une révolution qui paraissait possible pour réagir à la révélation des crimes du stalinisme. […]
J’ajoute que nous aurions dû découvrir la terreur stalinienne plus tôt, faire plus attention, mais l’URSS incarnait la force anti-réactionnaire. Même dans les années 1945-1950, Staline conservait une image de libérateur international acquise grâce à l’action de l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que c’était un tyran à l’intérieur de l’URSS. La dialectique était parfaitement tragique !

Une promesse de libération

Pour nous, dans les pays de l’Ouest, surtout pendant la guerre froide, l’URSS était la superpuissance de l’avenir. Jusqu’à la fin des années 1950, économistes et hommes politiques occidentaux pensaient même que le dynamisme de la Russie dépasserait celui de l’Occident ; nous éprouvons le même état d’âme actuellement face à la Chine. Mais, après 1960, il était absolument évident que ce ne serait pas le cas.[…] Dans le Tiers Monde, l’URSS était d’abord la promesse de la libération du joug colonial, ensuite la voie d’un progrès économique non capitaliste plus abordable que le marché libre. Au cours des années 1940-1950, et même au-delà, l’URSS représentait un modèle de développement. Les Indes cherchaient ainsi à imiter cette économie planifiée bien qu’elles ne fussent pas communistes. La planification économique semblait en effet rendre possible le saut d’un pays agraire à l’industrialisation […]. Ensuite, l’organisation soviétique de l’enseignement, l’émancipation, les mesures anti-féodales séduisaient beaucoup de gens. [..] Cette fonction de modèle a perduré jusqu’à ce que des populations moyen-orientales tentent de l’appliquer à leurs propres États ; elles se sont alors heurtées à de farouches résistances.
C’est l’Afghanistan qui a marqué cette rupture. Jusqu’aux années 1980, il s’était en grande partie inspiré du soviétisme. Lorsque les communistes y ont pris le pouvoir, ils ont entrepris de vastes réformes bénéfiques pour le pays. […] La réaction islamiste, appuyée par les activismes états-unien et saoudien, a eu tôt fait d’effacer des mémoires que les gouvernements prosoviétiques de Kaboul ont électrifié le pays, mis sur pied une éducation féminine, des hôpitaux acceptables bien que primitifs, et certaines nécessités infrastructurelles comme l’eau potable et des routes dans des régions indiennes.


Des éléments structurels de faiblesse

Mais le socialisme accusait, en dehors de ces données conjoncturelles, des éléments structurels de faiblesse. D’abord, l’inflexibilité et le manque de dynamisme d’une économie centralisée. L’idéal d’une économie totalement planifiée s’est révélé irréalisable […]. Elle n’est jamais parvenue à générer de dynamique intérieure. […] À décharge, gardons à l’esprit que l’archétype originel de la planification était fondé sur les planifications de la Grande Guerre. Il n’a au fond jamais réussi à s’autonomiser de l’esprit de l’économie de guerre, qui veut que l’on mobilise toutes les forces disponibles pour atteindre un objectif prédéterminé. Mais, en temps de paix, une fois l’objectif atteint, que fait-on ? Il faut fixer un autre objectif, ou bien conserver le même. Il n’y a donc pas de dynamique interne qui continue à faire avancer : voilà la seconde faiblesse des économies planifiées. Elles se sont révélées très efficaces tant qu’il s’est agi de fournir les biens de première nécessité à la population. Mais, lorsque l’économie mondiale a évolué vers une économie de loisirs et que les gens ont désiré davantage qu’une nourriture en quantité suffisante, la sécurité sociale et un système éducatif performant, la planification n’était plus adaptée en raison de sa faible productivité.
 
La troisième faiblesse de ce système consistait à considérer la politique exclusivement en fonction du pouvoir et de la décision. La théorie politique se résumait à la manière de prendre le pouvoir, de le gérer et de le conserver. On pensait que procurer à manger au peuple garantissait la paix sociale, mais, à un certain moment, ça n’a plus suffi. En fin de compte, tous ces régimes se sont effondrés pour avoir perdu le contact avec le gros de la population à cause de leur conception léniniste de la politique. Il n’y avait aucune consultation réelle du peuple. Ils ont également sous-estimé le problème de l’hégémonie, en croyant qu’elle se réduisait à l’établissement du régime et à la censure de ses opposants. Une hégémonie ne s’impose pas de cette façon, il faut quelque chose de plus. Il est très révélateur que personne n’ait cherché à défendre ces États au moment de leur chute. Ils avaient promis beaucoup, donné certaines choses, mais n’ont jamais réussi à créer chez la masse un sentiment d’identification au système. C’est là, à mon avis, la faute rédhibitoire de l’idée léniniste du Parti, qui était avant tout une formation de cadres, de meneurs et de chefs, qui se désintéressait de la base. […] 

Le naufrage du contre-modèle soviétique a permis aux États-Unis de se considérer comme les patrons du monde et de mener leur propre politique sans aucune limite. Le résultat, absolument négatif, se dresse sous nos yeux : une situation de crise internationale et de guerres multiples. Sur un plan plus purement politique, elle a grandement affaibli non seulement les anciens communistes, mais aussi tous ceux qui croyaient au socialisme et à la possibilité de remplacer le capitalisme. Depuis la chute du mur de Berlin, plus personne, même dans les rangs qui se disent socialistes, n’a osé dire qu’il fallait dépasser le capitalisme. La gauche était démoralisée […]. Il a alors été possible aux gouvernements occidentaux, dont la majorité s’est convertie à cette espèce de théologie néolibérale de l’économie, d’imposer ses « réformes », ses privatisations, d’affaiblir les organisations syndicales et de diminuer la protection sociale, sans craindre de quelconques difficultés politiques. […] Les conséquences de la disparition de l’URSS se révèlent donc, dans l’ensemble, assez négatives, même si, évidemment, les populations d’Europe de l’Est ont connu une amélioration de leur niveau de vie, et leurs intellectuels, une sorte de libération. Malgré tout, le système éducatif très performant mis en place par le communisme a périclité, tout comme le souci de protection de la culture, même si celle-ci était en partie officielle. Un récent rapport sur la Russie vient de montrer que l’ancienne intelligentsia russe avait survécu sous Lénine et sous l’Union soviétique pour s’éteindre sous Poutine !
 
Le dépassement du capitalisme

C’est la contradiction permanente entre le progrès et le mode selon lequel il advient, sa réalisation historique. C’est là le noyau de l’analyse de Marx. Le capitalisme en action révolutionne tout et provoque de ce fait une situation conflictuelle. […] Le problème historique principal, ce me semble, n’est pas la barbarie ou la terreur, dont la plus grande partie se situe entre 1914 et la mort de Staline, même à l’intérieur de l’URSS, mais l’accélération effrénée du progrès de tout, surtout dans la seconde moitié du siècle, que personne n’avait prévue. Les changements autrefois séculaires se sont réduits à des décennies, voire des années. […]
Le fait est que le Parti communiste continue en tant que tel, même s’il a partout abandonné l’idée
d’une économie totalement planifiée. Certaines de ses idées subsistent et recèlent toujours une potentialité politique à l’intérieur du système […] Une organisation plus planifiée, plus étatiste que l’idéal capitaliste, a toutes les chances de voir le jour et de prospérer, puisque les problèmes auxquels se confronte le monde, comme celui de l’environnement, se trouvent hors de la sphère spontanée du système et de sa correction. Cela n’implique pas pour autant que ces États « étatistes » soient socialistes, […]
Par ailleurs, le nouveau turbo-capitalisme global génère des crises dont la véritable profondeur n’a pas encore été expérimentée dans les pays riches, à la différence de l’Argentine ou de la Corée. Le capitalisme avait cru pouvoir maîtriser ses fluctuations, alors qu’il ne fait que les exacerber. Les éléments qui montrent la nécessité de quelque chose de mieux se multiplient, mais la prise de conscience ne s’opère et ne s’organise que dans les parties du monde où le camp progressiste a établi des bases historiques. Ce n’est plus, pour le moment, un phénomène global. […] À mon avis, nous serons contraints de dépasser le capitalisme puisque sa logique aboutit à une espèce de désintégration de la société et de la biosphère. […]
L’idéal marxiste de la pleine réalisation des potentialités de l’homme est devenu possible, il me semble, grâce à l’extraordinaire développement des forces de production. N’importe quel homme dispose aujourd’hui de voies de réalisation bien plus grandes que celles de son grand-père. Ce qui l’en empêche, c’est que le capitalisme fixe l’épanouissement humain dans la thésaurisation financière, le niveau de revenu, donc dans l’accélération de la production. Tant que cela prévaudra, ce rêve restera inaccessible : l’homme ne se réalise pas tant qu’il n’aspire qu’à améliorer sa vie matérielle. Comme analyse du monde, un marxisme émancipé de ses éléments historiques et théologiques reste essentiel. Il aurait tout intérêt à tenir beaucoup plus compte de dimensions négligées dans le passé, comme la culture, ce que Gramsci avait parfaitement perçu et préconisé, déjà, en son temps.[…] Enfin, la question de l’agent historique est à reposer. On a longtemps cru que le prolétariat serait celui de la transformation sociale, mais l’économie moderne l’ayant fragmenté, voire désintégré, il n’en est plus capable. Qui, désor­mais, pour assurer ce rôle ? » 

Eric J. Hobsbawm
 
Il s’est éteint le 1er octobre 2012, à l’issue d’une vie de 95 ans, longue comme un siècle, le XXe, celui des pires violences de masse et des plus belles espérances d’émancipation. Ce siècle avait 17 ans lorsqu’il est né, et Octobre était sur le point d’arriver. À la croisée des grands chemins, il est à Berlin en 1931-1933, au moment de la crise finale de la République de Weimar. Face au national-socialisme conquérant, il fait le choix du communisme. Depuis l’Angleterre ensuite, il consacrera sa vie à l’écriture d’une histoire du temps long, sans frontière, de la fin du XVIIIe siècle à nos jours. Marxiste non repenti, méfiant envers toute orthodoxie mécaniste et simpliste, il cherchera à faire progresser la théorie et à utiliser « la méthode marxiste pour comprendre le monde, puis le changer ». Laissons donc une dernière fois la parole à la finesse implacable de ses analyses, à travers un exemple particulier, celui des espérances déçues et de l’échec final du régime soviétique.
La Revue du projet, n° 21, novembre 2012
Extraits de l’entretien réalisé par Théophile Hazebroucq, en 2007, paru dans Nouvelles FondationS, publiés avec l’aimable autorisation de la fondation Gabriel-Péri.
 

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