Les révolutionnaires et la République de 1789 à nos jours, Michel Vovelle*
Révolution et République semblent former l'un de ces vieux
couples que l'on aime à classer parmi les fameuses exceptions
françaises. Faut-il considérer à présent que cet itinéraire commun est
entré, au gré d'un bicentenaire éludé et des bouleversements de l'ordre
du monde, dans les limbes d'un passé révolu ?
Révolutionnaires et République, depuis 1789 jusqu’à nos jours : voilà
un thème qui pourrait paraître rebattu, et en tout cas qui ne m’est pas
indifférent, tel que je l’ai abordé dans La passion de la République
(1992) puis dans 1789, l’héritage et la mémoire (2007). Qu’est-ce qui
est passé de mode, la République ou les Révolutions, jusqu’à leur
nouvelle explosion controversée depuis 2011 ? Les deux dira-t-on. La
Révolution est (ou était) terminée et François Furet avait gagné, les
républiques faisaient piètre figure.
En France, c’était comme la fin d’un vieux couple, d’un de ces
mariages mal assortis quoiqu’assez durables bien que fondés sur un
malentendu. Maurice Agulhon, sans méchanceté mais avec l’humour discret
qui le caractérise, l’avait illustré par la citation d’une « bavure »
municipale à Andernos en Gironde célébrant sur son monument la
République née le « 21 septembre 1789 » [au lieu du 21 septembre 1792,
ndlr.] ! Quelle erreur inexcusable pour des contemporains de Jules Ferry
que ce court-circuit chronologique… mais combien révélatrice d’une
culture politique de la Troisième République, qui associait jusqu’à les
confondre les deux notions Révolution et République.
Ciblant d’abord le temps de la Révolution de 1789-93, nous savons
bien que cette symbiose n’allait pas de soi. En 1789, l’idée même de
République n’était pas à l’ordre du jour. Jean-Paul Marat, le seul ou
presque qui dans Les chaînes de l’esclavage en ait appelé dès les
années 1770 aux « feux de la sédition » et à la subversion violente ne
présentait pas la République comme une panacée. D’autres non plus même
s’ils ont laissé échapper le mot de Révolution, comme Jean-Jacques
Rousseau (« Nous vivons le temps des Révolutions »). Car pour les
observateurs ou les penseurs des Lumières finissantes, les républiques
contemporaines c’était Venise, vieille oligarchie décrépite, les
Pays-Bas ou les Cantons suisses, au pouvoir contesté d’élites fermées.
Certes, à ce tableau dissuasif y avait-il deux échappées qui redonnaient
au mot de République valeur d’idéal ou d’espoir : une dans le passé,
l’autre dans un présent encore incertain. Dans le passé, c’était la
République romaine, cette référence antique dont tous ou presque sont
alors imprégnés, référence morale et politique à des valeurs plus encore
qu’à des institutions anciennes. Dans le présent un présent que maniant
volontairement l’anachronisme je me risquerai à comparer au regard
interrogatif que nous portons aujourd'hui sur les Révolutions arabes se
déroulaient les épisodes que nous nous sommes accoutumés à désigner
comme les Révolutions atlantiques. Soit bien sûr, au premier rang, la
guerre d’indépendance des treize colonies américaines, qui devait donner
naissance à la République des États-Unis, dont il n’est pas question de
sous-estimer l’effet.
La Révolution épouse la République
Le thème de l’entrée en République étant réservé à une autre
contribution, je me contenterai donc de quelques rappels, sur la période
qui va de la fin de l’Ancien Régime à 1791. Condorcet écrit qu’ une «
constitution républicaine est la meilleure de toutes », et Brissot s’est
référé à l’exemple américain dès 1787 mais pour conclure « Je ne crois
pas les Français encore dignes d’un tel régime ». Pour Marat, un roi
soliveau reste encore un moindre mal. Ce sont des isolés comme
Lavicomterie qui proclame « Je suis républicain et j’écris contre les
rois » (Du peuple et des rois). Et l’on m’a fait découvrir récemment, en
me demandant de préfacer l’édition de son journal, l’utopie singulière
d’Anacharsis Cloots, rêve de la République universelle – jusqu’à l’Oural
du moins, avec Paris comme capitale.
Il est incontestable que dans cette montée de l’idée républicaine,
c’est la tentative et l’échec de la fuite du roi à Varennes en juin 1791
qui a fait office de catalyseur. Même si tout un courant de révision
critique du déroulement de la Révolution, sous la conduite de François
Furet, a voulu un temps s’interroger sur les chances potentielles d’une
monarchie constitutionnelle à l’anglaise dans la France de la fin du
siècle, c’est le monarque lui-même, mais aussi cette autre France de la
Contre-révolution qui est son appui, qui a scié la branche qui le
soutenait.
D’où le caractère initial d’une revendication « en creux » de la
République qui passe par celle de la déchéance royale, même si, de
Montpellier vient l’appel « Faites de la France une République, ouvrez
les fastes du monde et vous n’y trouverez rien de pareil… ». Mais Paris
n’est pas en reste même si la campagne menée par les Cordeliers n’est
suivie qu’avec réticence par les Jacobins, notamment par leur leader
écouté Robespierre : « On m’a accusé d’être républicain on m’a fait trop
d’honneur, je ne le suis pas. ». Pusillanimité dont les détracteurs de
l’Incorruptible se régalent, mais qui peut s’éclairer à la lumière des
arrière-pensées ambiguës de ceux qui animent le « moment républicain »
du printemps 1791 : ainsi Condorcet qui assure que « s’il se fait une
République par Révolution, si le peuple se soulève contre la cour les
suites en seront terribles… ». Pour lui l’occasion est à saisir d’une
transition sans violence, et c’est cet esprit qui explique l’engagement
de futurs « Girondins » dans cette campagne, en conjonction momentanée
avec l’avant-garde des Cordeliers [extrême-gauche extraparlementaire].
L’épreuve de force a été le massacre du Champ de Mars, le 17 juillet
1791, où les représentants des forces conservatrices – Lafayette et
Bailly symboliquement associés – ont noyé dans le sang cette tentative
républicaine prématurée. Par-delà le silence apparent de la séquence
d’une année, de juillet 1791 au printemps 1792, où les difficultés de
l’Assemblée législative illustrent l’ultime fiasco de la monarchie
constitutionnelle, sur fond d’une entrée en guerre qui attise les
passions, cependant que se creuse le fossé entre la montée du mouvement
populaire hostile à la royauté et la politique incertaine puis la
compromission de l’élite modérée des brissotins, ou rolandins [bientôt «
Girondins »] avec le souverain qu’ils protègent encore. Au 10 août
1792, c’est du peuple en armes et non de l’Assemblée qu’est venue la
décision, la mise à bas de la monarchie et l’appel à une Convention.
On pourrait continuer à discuter sur le caractère apparemment furtif
de l’entrée officielle en République, un mot que la classe politique
hésite à prononcer, et que Billaud Varenne introduit le 22 septembre en
même temps que la symbolique qui fait de la République « une femme
appuyée d’une main sur un faisceau et tenant de l’autre une lance
surmontée du bonnet de la liberté », je préfère pour clore le débat
m’abriter sous l’égide de Jaurès, porte-voix le plus éloquent, « Et
voici que la République était devant eux, soudain réelle, immense,
portant en elle toute la force rude du peuple enfin éveillé ».
L’union République-Révolution est-elle indissolublement assurée en
septembre 1792, confortée par la victoire de Valmy qui, en ces jours,
lui confère l’appoint de la mobilisation patriotique ? Pour certains
cela va de soi et j’aime à citer ce clubiste de Lorient, Charles Le
Poitevin qui écrit le 22 frimaire an II : « Il est donc vrai de dire que
la République est le véritable état de l’homme puisqu’il est né pour
vivre en société et que la République le conserve dans son état primitif
et naturel, je veux dire celui de la liberté, de l’égalité et de la
fraternité.
À quoi Saint-Just objecte brutalement mais lucidement \ « J’entends
dire à beaucoup de gens qu’ils ont fait la Révolution. Ils se trompent,
elle est l’ouvrage du peuple. Mais savez-vous ce qu’il faut dire
aujourd'hui et qui n’appartient qu’au législateur lui-même ? C’est la
République… ».
Impératif que l’Assemblée s’efforcera de combler, sur fond de guerre
extérieure et intérieure et d’un conflit politique exacerbé entre
Girondins et Montagnards, bientôt perdu par les premiers pour avoir été
incapables d’assumer la maîtrise d’un conflit qu’ils avaient contribué à
faire naître. La Constitution de 1793, ratifiée par le vote populaire
du mois d’août, monument fondateur des institutions de la République
naissante, on le sait, ne sera jamais appliquée. Les circonstances ont
imposé momentanément une autre démarche, pour la défense du Salut
public. Doit-on y voir une macule originelle illustrant l’impossible
rencontre, en révolution, du régime républicain et de l’exercice des
libertés démocratiques dont rêvent encore les Indulgents comme Camille
Desmoulins… ? Mais il sait bien lui-même que ce rêve de Révolution «
victorieuse et paisible » n’est pas de saison et c’est lui qui écrit en
pluviôse an II dans le Vieux Cordelier cette strophe sublime (qui fait
songer à Goethe mis en musique par Schubert) « La devise des Républiques
ce sont les vents qui soufflent sur les flots de la mer, dans cette
légende Tollunt sed attollunt : ils les agitent mais ils les élèvent.
Autrement je ne vois dans la République que le calme plat du despotisme
et la surface unie des eaux croupissantes d’un marais. ».
Je voudrais arrêter là ma réflexion sur la façon dont, dans la
décennie 1789-99 la République s’est « ancrée » dans la Révolution, pour
ce compagnonnage biséculaire dont nous avons hérité. Mais je sais bien
que je ne suis pas quitte. Je me heurte à deux obstacles majeurs avant
de reprendre la route.
La Révolution en l’an II, est-ce bien la République? La République en l’an III est-ce encore la Révolution ?
La Révolution de l’an II ? celle du Comité de Salut public, de
Robespierre et ses amis, de la Terreur, de la Sans culotterie au pouvoir
puis tenue en main voire réprimée, n’est pas un héritage facile à
porter pour un républicain modéré, pour une bourgeoisie du XIXe siècle,
voire du XXe intronisée par la Révolution française mais tentée de
répudier ses origines et de distinguer une bonne Révolution (des débuts)
et la mauvaise, celle du « dérapage » et de l’intrusion momentanée des
classes populaires avec ses leaders collectifs (jacobins ou cordeliers)
ou individuels, agents de la dérive « totalitaire » qui ferait de la
Révolution française la matrice des expériences funestes du XXe siècle.
Le second obstacle, résumé sous le titre « la République de l’an III
est-ce encore la Révolution ? » est présenté par les défenseurs au
contraire d’une certaine image de la Révolution. J’en prendrai pour
illustration la passe d’armes entre Alphonse Aulard [historien de la
Révolution française, (1849-1928) et son irascible élève Albert Mathiez
historien et fondateur de la Société des études robespierristes
(1874-1932)] : un instituteur avait écrit au grand maître de la Sorbonne
[Aulard] pour lui dire la difficulté de présenter à ses élèves la
République du Directoire, concentré de toutes les turpitudes du temps
présent, soit « les communistes, les royalistes, le militarisme et la
corruption ». Aulard l’avait rassuré dans sa chronique journalistique :
ne croyez pas la légende brumairienne qui a diabolisé le directoire, il
représente bien à sa façon la République… À quoi son élève Mathiez
répondit par un article vengeur « Nous ne sommes pas obligés de
travestir la vérité en présentant comme une République véritable le
régime de Barras, de Reubell, de Hainguerlot d’Ouvrard, le régime de la
Banqueroute des deux tiers, du coup d’état annuel et des guerres de
pillage perpétuel… Le Quotidien prête à rire quand il insère des
consultations historiques de ce calibre. » Nous serons aujourd'hui plus
proches de la lecture d’Aulard que de Mathiez ; mais cette référence à
un débat historiographique d’hier rappelle que la Révolution nous a
légué plusieurs modèles de République. Pas question de nier les fautes
ou les tares du Directoire, mais pour les pères de la Constitution de
l’an III, l’objectif est bien de défendre une certaine idée de la
République : « Soyez tous réunis pour la République, soyez tous réunis
contre l’anarchie » (Boissy-d’Anglas, 1795). C’est la République de la
bourgeoisie qui aspire à terminer sa Révolution, fût-ce en lui donnant
un maître (« Il me faut un roi parce que je suis propriétaire. »)
Mais où, désormais, sont passés les révolutionnaires ? On les désigne
comme « anarchistes », un amalgame où se retrouvent ceux qui se
présentent comme « fermes républicains » et que nous appelons néo
jacobins, malmenés par le pouvoir qui sait parfois recourir à leurs
services pour contenir la pression de la Contre-révolution royaliste.
Les masses populaires ont été renvoyées en l’an III dans leurs
faubourgs, les conspirateurs clandestins de la conjuration des Égaux se
rallient à la République. Babeuf au début indifférent et même hostile à
cette forme de gouvernement à laquelle il préfère le terme d’association
en attendant le Grand Sabbat se rallie dans ses derniers écrits à une
République « absolument démocratique ».
De quelle République sommes-nous les héritiers ? Celle de Brissot, de
Condorcet, de Saint-Just, ou celle de Sieyès, de Boissy d’Anglas, de
Barras… ? Albert Soboul [historien de la Révolution française
(1914-1982), ndlr.] n’est pas tendre pour une première République
tiraillée entre ses contradictions, l’idéal d’une République
démocratique et sociale d’un côté et celui d’une République des
propriétaires de l’autre. Mais assumant ses propres contradictions, il
s’incline devant le mythe de « l’indivisible » et l’image toujours
exaltante de la « vraie » République, celle de l’an II.
C’est elle que nous allons retrouver comme un idéal perdu, appauvri
souvent à des thèmes comme celui du bonheur commun, ou de la
Constitution de 1793 et son projet démocratique, dans la clandestinité
de la période impériale et de ses lendemains. Qui sont désormais les
révolutionnaires ? Ils sont passés dans la clandestinité, comme ils ont
essaimé dans l’Europe des Républiques sœurs, notamment en Italie, ou
comme Miranda dans les foyers qui s’allument en Amérique latine. On les
retrouve dans les sociétés secrètes, fomentant des conspirations.
Buonarotti dans ses errances à travers l’Europe est l’exemple type du
porteur d’un message qu’il transmettra en 1828 à son retour à Paris en
sortant de l’oubli le récit de la conspiration de Babeuf, dite des
Égaux. Entre-temps, toute une partie de la classe politique ralliée en
Brumaire, recyclée dans l’appareil d’État napoléonien, avait fait son
deuil de l’idéal républicain, certains avec la bonne conscience de
servir sous d’autres formes et un autre maître l’idéal de leur jeunesse,
d’autres avec un cynisme plus marqué, dont Fouché est une incarnation
extrême.
La traversée du désert de l’idée républicaine prend fin,
spectaculairement, dans l’année 1830 quand sur les barricades on voit
réapparaître le drapeau tricolore, porté par la Liberté au sein nu,
guidant une foule juvénile qui redécouvre la Révolution. Tout cela nous
le savons, mais aussi le retour à l’ordre marqué par l’escamotage
historique opéré sur le balcon de l’Hôtel de Ville de Paris par un vieux
cheval de retour, aujourd'hui admiré encore de beaucoup, qui s’appelle
Lafayette et qui, sous les plis trompeurs du drapeau tricolore,
contribue à instaurer sur le trône, avec Louis Philippe, « la meilleure
des républiques » [la Monarchie de Juillet (1830-1848)]…
Le temps de vicissitudes ? Mémoires révolutionnaires, clandestinités et nouvelles expériences républicaines (1799-1871)
Notre démarche dès lors soit s’infléchir pour répondre à la question
posée : qui sont les révolutionnaires et surtout que font-ils de la
mémoire de la première République, souvenir encore proche mais entré
dans l’histoire ? Quels exemples y puisent-ils, quelles critiques voire
quelles rancunes nourrissent-ils envers elle ? Dans les années 1840,
elle est mieux connue, son histoire labourée par les maîtres de
l’historiographie romantique, Thiers, Mignet, Lamartine, Michelet avant
tout, mais aussi par toute une petite littérature qui réveille la
mémoire encore vive dans Paris et dans les villes comme dans les
campagnes qui n’ont pas toutes oublié que la Révolution fut aussi vécue
comme une fête. Ceci dit, il faut en convenir avec Raymond Huard, il n’y
a encore au village que bien peu de républicains avérés, de ceux qui
comme la vieille Riquelle, autrefois déesse Raison en son village de
Maillane attendent le retour du « temps des pommes rouges ». C’est à
Paris (et dans les villes comme Lyon) éveillé, brassé, que se fomentent
les complots, que ressurgissent les barricades en 1841, 44 et plus tard
encore. Les révolutionnaires engagés ou non dans les organisations
clandestines comme « Aide-toi le ciel t’aidera », puis les Saisons, qui
forment le noyau du néo jacobinisme ont d’autres sollicitations que
celles qu’ils puisent dans la légende républicaine de l’an II : dans une
société en mutation, ils sont ouverts aux voies ouvertes par les
penseurs socialistes, saint-simoniens, fouriéristes, « communistes », à
la Cabet, point toujours révolutionnaires, mais déjà s’esquisse au temps
où la question sociale s’impose de plus en plus, une autre forme
d’engagement dans ces sociétés pour lesquelles Marx et Engels préparent
un manifeste qui fera date [Le manifeste du Parti communiste (1848)].
Dans cette histoire, 1848 assume en France une place considérable et
singulière. S’il n’y a
jamais eu peut-être autant de têtes couronnées
new-look que dans cette Europe du mitan du XIXe siècle, l’originalité,
qui permet en l’occurrence d’utiliser à bon escient le terme rebattu d’«
exception française » est bien celle de cette seconde République que la
Révolution de Février installe comme une revanche ou un retour à
l’héritage de la première, la grande. Quatre ans seulement de vie avant
sa mise à mort, est-ce suffisant pour partager le regard dépréciatif de
plus d’un, à droite certes mais aussi à gauche sur cette réédition
manquée (Marx n’est pas le moins cruel, témoin impitoyable, qui nous a
laissé, avec son analyse à vif des luttes de classes, puis du coup
d’État de Louis Napoléon Bonaparte, la célèbre formule qui se réfère aux
révolutionnaires de 93 drapant leur révolution en « oripeaux de Romains
» pour dénoncer, dans une histoire qui bégaie, les quarante-huitards
qui se déguisent en héros de la Grande Révolution) ? Il importe de
rappeler l’importance de cette expérience dans la culture républicaine :
le choc du suffrage universel (masculin) pour la première fois
massivement exercé, le constat amer pour les révolutionnaires que la
France des campagnes dans la majorité des régions vote conservateur et
pour l’ordre…, l’âpreté des luttes de classes qui dès le mois de juin
1848 affrontent à Paris les travailleurs à la bourgeoisie, l’émergence
de la question sociale comme on dit, la difficulté enfin d’organiser la
République, autour d’une constitution qui pour éviter les erreurs de
l’an III et le césarisme de l’an VIII va révéler sa faiblesse face au
retour du péril. On appréciera pourtant l’importance du pas franchi : un
véritable parti républicain voit le jour (les démoc-soc), tandis qu’un
réseau d’organisations républicaines, officielles ou clandestines, se
structure dans toute une partie du pays, notamment dans le Sud-Ouest, ce
qui explique que le coup d’État anti-républicain du prince-président,
le 2 décembre 1851, se soit heurté à une résistance populaire localement
massive, nécessitant le recours à l’armée pour opérer la répression
sanglante et les déportations. On comprend que dans les lendemains amers
du coup d’État, au-delà des invectives nobles de Victor Hugo, dans la
clandestinité puis la semi-tolérance des années du règne de Napoléon
III, les républicains d’hier aient adopté une ligne de légalisme qui
n’est contestée que par quelques-uns qui comme Blanqui, « l’enfermé »,
restent fidèles à la solution insurrectionnelle et conspiratrice.
Mais cette période de l’Empire, ce n’est point un paradoxe, se
présente comme celle d’un réexamen à la lumière de l’expérience de
l’héritage de la Grande Révolution française. Les recherches se
multiplient. Surtout, Edgard Quinet, en 1865, sème le trouble dans le
camp républicain, en redistribuant les cartes, opposant à la continuité
d’un héritage qui conduit à l’absolutisme monarchique, à l’oppression
religieuse, au jacobinisme, à la Terreur et à la dictature impériale une
autre filiation qui mène de la Réforme aux Lumières, aux Girondins, à
la liberté de pensée. Monarchistes, bonapartistes, robespierristes et
radicaux en prennent pour leur grade, à droite et à gauche. Mais un
républicanisme libéral y trouvera son compte par la suite.
Les événements de « l’année terrible », bouleversent ce paysage, avec
l’explosion de la Commune de Paris, le 18 mars 1871 et sa brève
existence de trois mois, suivie d’une répression terrible. On rencontre
parmi les cadres de ces dernières grandes journées révolutionnaires
parisiennes des néo-jacobins, des blanquistes imprégnés du souvenir de
la Grande Révolution, des membres de la Seconde Internationale, des
anarchistes enfin, comme Courbet, qui rejettent le pesant héritage
jacobin. Au lendemain de la Commune de 1871, après le massacre et la
répression massive qui en viennent à bout, les « révolutionnaires » sur
lesquels on nous presse de nous interroger vont se reprendre, en se
tournant vers les organisations socialistes où l’influence de Marx
s’impose désormais, en Angleterre, en Allemagne surtout, mais aussi en
France, quoique sur fond d’un héritage plus complexe. Au fil de leur
cheminement propre et sur fond d’un appel à la transformation
révolutionnaire de la société, un courant blanquiste, puis guesdite
radical s’oppose à une tendance plus ouverte aux compromis réformistes
et aux contacts avec le républicanisme reconstitué qu’incarne le parti
radical, puis radical-socialiste. Les fondements de ce dernier ont été
posés par Gambetta, les leaders en seront Jules Ferry ou Jules Grevy :
ce sont eux qui vont, à partir de 1875, imposer progressivement leur
hégémonie dans la conduite de la Troisième République.
Socialisme et République (1871-1934)
« De l’idée républicaine au socialisme l’itinéraire est loin d’être
linéaire et le passage n’a rien d’automatique » (R. Huard). « Les
socialistes assurément républicains n’attachent pas à la forme du régime
en elle-même une vertu émancipatrice ». Sous l’emprise du capitalisme
la République est aussi oppressive que la monarchie et le suffrage
universel, comme le rappelle l’élection de Louis-Napoléon en décembre
1848, peut être une mystification. La tentation est grande de récuser
les modèles transmis par la « Révolution bourgeoise » de 1789. Contre
cette lecture qui est celle de Guesde et de son courant (qui ne se
penchent pas moins cependant sur l’histoire révolutionnaire), Jaurès
dont l’ascendant s’affirme dans le parti en cours de formation a défini
dans son Histoire Socialiste de la Révolution Française l’attitude
d’équilibre à laquelle s’efforcent de parvenir les socialistes français «
Politique de démocratie et politique de classe, voilà deux termes
nullement contradictoires entre lesquels se meut la force prolétarienne
et que l’histoire confondra un jour dans l’unité de la démocratie
sociale ». La Révolution finale est et restera longuement l’objectif,
quitte à se muer chez Jaurès en aboutissement de réformes…
révolutionnaires. C’est ainsi que les socialistes français toléreront en
1899 l’entrée de Millerand dans le ministère de défense républicaine de
Waldeck Rousseau et soutiendront le bloc des gauches de défense
républicaine entre 1899 et 1904. Compromission payante, si l’on
considère qu’ils y ont gagné à la cause de la République sociale une
partie de l’électorat populaire, aux dépens des radicaux, et assuré à la
veille de la guerre une représentation de 107 élus à la chambre.
Peut-on alors aller jusqu’à parler d’une « intégration des socialistes à
la République bourgeoise », (fût-elle incomplète – R. Huard) du fait
d’une « culture politique en partie commune » et d’une frontière « assez
floue pour permettre des recouvrements et des contagions, sur le plan
des pratiques démocratiques de terrain ?
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, au sein d’une gauche où
nombre de meurtris hésitent, tentés par l’idéalisme wilsonien, les vrais
révolutionnaires que nous suivons ont trouvé leur repère, la révolution
bolchevique qui va « bouleverser la référence républicaine pour tout le
siècle » (R. Martelli). La réflexion des militants et des penseurs qui
vont au Congrès de Tours rejoindre le parti communiste procède de la
relecture qu’impose l’expérience soviétique de la « voie plébéienne »
promue naguère par Blanqui et ses émules, abandonnée par la Seconde
Internationale, une sorte de néojacobinisme trouve dans le bolchevisme
un exemple à suivre, dans la république des soviets la mise en œuvre de
mesures terroristes, légitimés par la situation. Le jeu des analogies,
chez les historiens français Mathiez, Labrousse et même initialement
Aulard se plaît à reconnaître les étapes connues d’un nouveau 93 : Jean
Bruhat [historien du mouvement ouvrier. (1905-1983)] écrira plus tard
que « par-dessus les carmagnoles des sans-culottes apparaissaient en
surimpression les blousons de cuir des combattants du palais d’hiver… ».
Aulard lui-même un bref temps admet la nécessité d’une dictature, d’une
centralisation jacobine, alors que d’autres espèrent la mise en place
d’une démocratie directe, comme en 1871.
Enfin, malgré de fortes réticences, la révolution russe est associée
dans la conscience commune au marxisme, dont elle semble être, dans la
personnalité de ses leaders comme Lénine, une mise en application. « Une
grande lueur à l’Est » : serait-ce le relais de ce qu’ont pu être les
Lumières aux origines de la Révolution française, que le
marxisme-léninisme, guide de la révolution des masses ?
À côté du PCF, guidé par l’exemple soviétique, on ne saurait oublier
les révolutionnaires d’hier : les socialistes demeurés à la SFIO après
1920, qui conservent dans l’énoncé de leur programme l’objectif officiel
de la conquête révolutionnaire du pouvoir ou de son « exercice » en
position de force. Un héritage jaurésien, qui se combine avec les
réflexes de la concentration républicaine.
Le PCF : un engagement patriotique au service de la République, du Front Populaire à nos jours
L’offensive contre la République qui s’est déployée à partir des
années 1920 et surtout 1930 est la conjonction de plusieurs facteurs
bien connus : les retombées directes de la Première Guerre mondiale sur
la foule des désemparés, des anciens combattants aigris, leur
instrumentalisation par les réseaux de l’ancienne droite cléricale
régénérée, le spectacle de l’immobilisme et de la corruption qui
alimente l’antiparlementarisme, la crise enfin qui, à partir de la fin
des années 1920 affecte les masses populaires. Les ligues et les
mouvements d’extrême droite coordonnent ces remous. Elles ne sont pas
sans modèles à l’étranger, avec l’implantation du régime fasciste dans
l’Italie mussolinienne, puis en Allemagne l’irrésistible ascension
d’Hitler et du nazisme dans les années 1930. C’est face à la montée de
ces périls, au lendemain du 6 février 1934, jour où le parlement assiégé
a vu se briser à ses portes l’offensive de la subversion menaçante des
ennemis de la République que s’est opéré un des tournants majeurs dans
l’histoire contemporaine de la République française. L’initiative en est
venue du parti communiste ce qui peut surprendre en ces années 1930 où
il peine sous la pression des directives de l’Internationale communiste
qui impose la ligne classe contre classe : « Il n’y a pas de différence
entre la démocratie bourgeoise et le fascisme. Ce sont deux formes de la
dictature du capital. Entre la peste et le choléra on ne choisit pas » a
déclaré Maurice Thorez après le 6 février. Et cependant c’est lui qui a
eu le mérite, face à l’urgence, de faire adopter par son parti la ligne
unitaire qui aboutit au pacte d’unité d’action socialiste-communiste le
27 juillet 1934, suivi du mot d’ordre du Front populaire en octobre.
Malgré les réticences de certains radicaux, la dynamique est enclenchée
qui conduit aux impressionnants meetings unitaires, Blum, Thorez et
Daladier en juin 1935 à la Mutualité, ou lors du défilé du 14 juillet
1935.
Réconciliation de la Marseillaise et de l’Internationale, du drapeau
rouge et du tricolore : on a beaucoup commenté cette prise de position
historique, notant que dans le discours communiste d’avant-guerre c’est
la référence à la nation qui l’emporte sur la République. Un patriotisme
républicain ouvrier s’inscrit dans la configuration élargie d’un
rassemblement populaire réunissant autour des trois partis une vaste
constellation associative. Elle ne résistera pas, dans les années
suivantes, aux chocs qui ont désuni le front des républicains : fissure
face à la guerre d’Espagne, traumatisme entraîné par le pacte
germano-soviétique en 1939 et la marginalisation puis l’exclusion du
parti communiste, alors même que ses partenaires d’hier manifestent dans
la commémoration pour bonne part manquée du cent cinquantenaire de la
Révolution, leur horreur de la guerre civile et des manifestations « à
poings levés et drapeaux rouges ». Socialistes et radicaux abandonnent
au parti communiste le souvenir de Valmy, des volontaires de 1792, la
défense de la République et surtout de la nation.
L’instauration du régime de Vichy le 10 juillet 1940, sous la
conduite du maréchal Pétain a ouvert la première et à ce jour unique
suspension du régime républicain en France pour quatre ans. L’expérience
tragique de la Résistance a démontré l’efficacité du modèle d’un
engagement patriotique au service de la nation et de la République, dans
laquelle les communistes ont pris une part importante aux côtés des
autres patriotes, autour d’une mystique de la Révolution dont le
souvenir est omniprésent. Le problème des lendemains a été évoqué à la
fin de 1943 quand le réseau Combat évoque une « Révolution socialiste ».
Mais l’indécision subsiste dans le programme du CNR qui se contente
d’en appeler au rétablissement de la démocratie par le rétablissement du
suffrage universel.
Maurice Thorez au retour de l’URSS a fait prévaloir une ligne
légaliste en écartant l’idée
d’un « Octobre français ». Ce ne fut pas
sans avoir à briser l’opposition d’une partie des cadres de la
révolution intérieure comme Charles Tillon ou André Marty qui avaient
tenté d’organiser autour des institutions résistantes des foyers de
prise de pouvoir parallèle (dans le Limousin, ou le Midi). Le légalisme
du PCF, à l’origine le plus fort parti issu de la Résistance, malgré
l’âpreté de ses combats dans les batailles de l’après-guerre sur les
textes constitutionnels comme sur la politique sociale, ne suffit pas à
lui éviter une érosion liée à son isolement au temps de la guerre froide
comme aux mutations de la société d’après-guerre, alors que les rythmes
de la vie politique nationale retrouvaient les tares de l’avant-guerre
malgré les tentatives de réforme de la gauche non communiste dont celle
de Mendès-France fut la plus poussée dans le sens d’un rationalisme de
l’État. Lorsque les chocs répétés des guerres de décolonisation ont
conduit en 1958 à la crise qui a entraîné la chute de la quatrième
République et le retour au pouvoir du général de Gaulle, la dénonciation
de l’évolution vers le présidentialisme a été âprement dénoncée à
chaque étape par le parti communiste, alors que la gauche non communiste
s’enfonce dans « l’acceptation présidentialiste » (O. Duhamel) sous la
Ve République. Au lendemain d’une pseudo-révolution de 1968 qui n’est
pas la leur et à laquelle ils adhèrent plus ou moins sans en prendre le
contrôle, les révolutionnaires voient la droite s’emparer sans vergogne
des sigles républicains. La victoire socialiste de 1981 et l’épisode
mitterrandien ont plutôt renforcé que freiné la consolidation d’un
pouvoir présidentiel qui, par la suite – qu’on me pardonne le raccourci
–, a paradé sans retenue jusqu’au sarkozysme d’hier.
Dans mon essai sur l’héritage et la mémoire, j’avais pu être tenté de
ranger la République au rayon de ces héritages banalisés dont Maurice
Agulhon a si bien traité, si familiers qu’on ne les remarque plus
(Liberté – Egalité – Fraternité). La République fait partie de notre
univers quotidien, de même que les Anglais ont leur reine, et les
Espagnols un roi qui vaut bien la République. S’il n’y a plus guère de
groupuscules ouvertement antirépublicains, l’adhésion de façade, à la
façon du Front National, masquant in fine une hostilité profonde à
l’égard de l’idée républicaine, a fait de dangereux progrès, jouant,
comme hier, sur l’hostilité à la classe politique. De même la «
droitisation » de la référence républicaine, depuis le temps où l’UMP
gardait un bonnet phrygien comme logo n’est plus guère de mise, même si
tous se décernent volontiers un brevet exclusif de républicains
authentiques.
C’est évidemment à gauche que l’on trouvera un argumentaire plus
fourni, avec la référence à l’héritage historique de la Grande
Révolution et à ses valeurs. Mais, les sondages du bicentenaire l’ont
montré, les média le démontrent quotidiennement, en même temps que la
mémoire historique se perd à l’école ou ailleurs, la télévision comme
les publications se nourrissent de l’évocation complaisante des grandes
familles, princières ou non, la mode Marie-Antoinette sous toutes ses
postures a relayé les apologies de Danton contre Robespierre. Banalités
que tout cela. Mais au fond des choses, si l’on se reporte à la façon
même dont le bicentenaire a été conçu et négocié, si je puis dire, entre
la droite et la gauche, sur le consensus d’une commémoration limitée à
1989 dans sa durée, focalisée sur les droits de l’homme en évitant les
débats et les événements qui fâchent, on prend conscience que la
question de la République a été éludée, étant sous-entendu peut-être que
François Mitterrand en était le garant. C’est dans les initiatives
d’inspiration communiste ou progressiste que l’héritage dépoussiéré à
défaut d’être renouvelé s’est le mieux rencontré. Mais Robespierre et
ses amis souffrent toujours du même préjugé défavorable.
Je garde un souvenir personnel très vif de la manière dont le
bicentenaire de la République, après que les bougies de 1789 eurent été
éteintes, a été ou plutôt n’a pas été célébré, en 1992, en l’absence du
président, déjà très malade. Dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne,
j’étais seul au podium pour accueillir le premier ministre Pierre
Bérégovoy (à mon entrée un garde avait demandé : « Qu’est-ce qu’il vient
faire celui-là ? ») : je venais délivrer mon message préparé. Le
premier ministre, sombre et préoccupé, m’a demandé alors : « Qu’est-ce
qu’on fait maintenant ? »... On écoute la Marseillaise. Elle fut chantée
au fond de l’amphithéâtre par le chœur de l’armée. Sans emphase
orchestrale, ces voix masculines avaient une forte gravité. Puis nous
nous sommes séparés en silence.
*Michel Vovelle est historien. Il est professeur émérite à
l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Il a dirigé l’Institut
d’histoire de la Révolution française de 1981 à 1993.
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