Que pouvait-on répondre philosophiquement aux nationalismes
triomphants des années 1930 ? Fallait-il leur opposer un refus pur et
simple de la nation ? Henri Lefebvre en 1936 s'engageait dans la voie
contraire. Le nationalisme prétendait défendre la nation ? Henri
Lefebvre montre qu'en réalité il menaçait son unité. En désignant un «
ennemi intérieur », il créait les conditions d'une guerre civile larvée.
Face à ce danger, le mouvement communiste devait se réapproprier le
meilleur de la tradition nationale.
Par Henri Lefebvre, (1901-1991),
philosophe. Il a notamment enseigné aux universités de Strasbourg et de Nanterre.
" Dans l'antipatriotisme proprement dit, plusieurs éléments peuvent
se discerner. Il a souvent comporté une solidarité profonde avec le
prolétariat et les opprimés de tous les pays. Dans certaines
circonstances, ce sentiment s'est violemment opposé au sentiment
national. Mais une opposition aussi nette et absolue porte la marque
d'une conscience encore hésitante, qui sépare les faits et les idées, et
n'en voit pas les rapports. Il n'est pas prouvé que le sentiment
national soit nécessairement autarcique et impérialiste. Ses origines
sont révolutionnaires. D'une part, il n'est pas davantage démontré que
l'internationalisme soit exclusif du sentiment national. Certes Marx et
Engels ont déclaré que les prolétaires n'ont pas de patrie ; ils ne
doivent pas se considérer comme liés par un sentiment de fidélité à un
ensemble de choses et d'institutions qui n'ont de réalité et de sens que
dans certains rapports de propriété. Mais Marx et Engels n'ont jamais
dit que le prolétariat était sans nationalité, et ne se trouvait pas
devant des problèmes nationaux. L'opposition absolue entre le sentiment
national et l'internationalisme n'est pas marxiste ; car aucune
affirmation absolue n'est dialectique. Elle exprime une maladresse
idéologique. L'antipatriotisme de principe ressemble aux premières
réactions des ouvriers devant les machines ; ils voulaient les détruire.
Ils ont peu à peu compris que ce n'était pas la solution. Il ne faut
pas plus détruire la technique administrative, la machine étatique
nationale que les machines des entreprises et le système comptable des
banques. Il faut les remanier et les utiliser suivant les exigences qui
sont celles du prolétariat et en même temps celle de la civilisation
industrielle moderne.
Deux nations dans la nation
Le prolétariat a eu parfaitement raison de se défier d'un sentiment que ses maîtres surent capter et diriger. Il faut un degré plus élevé de conscience pour comprendre la plasticité du sentiment national, sa spiritualité, son lien complexe avec la politique – pour comprendre que son caractère réactionnaire lui est venu de certaines circonstances précises et modifiables. Le sentiment national a été capté et utilisé politiquement contre la nation authentiquement réelle, contre le peuple. Mais le prolétariat peut à son tour s'en emparer ou récupérer l'œuvre spirituelle de la communauté populaire. Délivré du fétichisme et des rites formels, le sentiment national n'est-il pas l'amour d'un sol imprégné de présence humaine, l'amour d'une unité spirituelle lentement élaborée par les travaux et les loisirs, les coutumes et la vie quotidienne d'un peuple entier ? Dès que l'on comprend cela, on comprend aussi que la culture nationale, en se séparant de ce contenu et de ce fondement vivant, devient formelle, abstraite, et se disperse, s'exténue, s'enfonce dans la vulgarité bourgeoise. Alors la communauté dans la nationalité prend toute sa signification. L'antipatriotisme peut passer pour un sentiment national refoulé et frustré. Les richesses matérielles et spirituelles de la communauté échappaient à ceux qui contribuaient si profondément à leur création. Elles leur échappent encore dans la plupart des pays du monde. Une classe de maîtres, une petite minorité les a confisquées. La communauté nationale n'est pas accomplie. Il y a deux nations dans la nation [...].
Cette position a fourni des arguments au nationalisme, qui prétend
exalter et sauver tout ce que ce pseudo-communisme voulait détruire :
culture, opulence, génie national. Elle est responsable de l'image
encore vivace et si souvent utilisée, d'un monde socialiste tristement
ascétique : caserne, nivellement par en bas, médiocrité sans espoir,
atomisme mal compensé par l'agglomération mécanique des individus en une
collectivité « internationale » [...]. Il existe donc en France
certains symptômes d'une très grave division. La lutte de classes menée
par le grand capitalisme prend la forme d'une scission intérieure, d'un
déchirement de la nation qui en menace l'indépendance et l'existence. Le
mot de Lénine, que dans toute nation non socialiste il y a deux
nations, prend tout son sens. La tactique réactionnaire depuis longtemps
s'efforçait d’exclure le prolétariat et l'ensemble du peuple – le pays
démocratique légal – du pays « réel » ; elle approche de son
aboutissement logique, et en même temps, entre dans une impasse. La
situation est paradoxale. D'un côté, ceux qui sont objectivement une
menace pour l'unité et l'autonomie de la nation française s'appellent
encore des « nationaux » et des « patriotes » ; ils bénéficient de la
résonance affective de ces mots ; ou plutôt, ils bénéficient du lien
factice et idéologique établi par Barrès, par Maurras, par les
publicistes et les politiciens qui s'en sont inspirés, entre le
patriotisme et la réaction. De l'autre côté, cependant, se trouvent les
continuateurs de ceux qui ont fait la nation, crée le patriotisme, et
qui sont le véritable « pays réel ». Situation inquiétante dans laquelle
les mots jouent un grand rôle. C'est pourquoi il faut à tout prix et au
plus vite élucider le sens des mots « nation » et « patriotisme ». Il
faut leur rendre leur contenu et leur signification concrète. Il existe
en France, bien que dispersés par les accidents de l'histoire, les
éléments d'une véritable communauté nationale. Contre le nationalisme.
Il faut définir et réaliser cette communauté en lui intégrant tous ceux
qui ne sont pas immédiatement liés au capital financier et aux trusts
[...].
Idéalisme de la propagande socialiste et marxiste
Il semble que la propagande socialiste et marxiste ait été unilatérale et même en un sens idéaliste. Elle partait souvent de ce postulat implicite que la conscience de classe est spontanée et accomplie, alors qu'il faut la reconquérir chaque jour (comme toute conscience développée) par une lutte incessante à la fois contre l'individualisme et contre le nationalisme. Enfin, et surtout peut-être, la propagande marxiste a parfois contenu une trop grande proportion de valeurs théoriques et technologiques en les détachant à la fois des questions revendicatives et des valeurs biologiques. La propagande fasciste a su partir de thèmes quotidiens, liés à la vie immédiate : sol, famille, tradition, nationalité, etc. Ces thèmes n'étaient point spécifiquement fascistes ; ils se sont trouvés disponibles. Le fascisme a su s'en emparer [...]. Les rapports de l'homme avec la nature, le sol, la famille et la nationalité ne sont pas d'essence bourgeoise ; or les marxistes ne se sont trop souvent préoccupés – pour la condamner – que de la forme bourgeoise de ces rapports, et ont abandonné à la propagande fasciste les thèmes qui s'y rattachent […]. Les marxistes ont donc parfois travaillé dans l'abstraction technologique. Ils ont aussi longuement négligé les instincts et les valeurs humaines de communauté ; ou plutôt, ils les ont trop souvent considérés sous l'aspect unilatéral de la solidarité de classe. Or le besoin de communauté est plus vaste, plus équivoque aussi. Il comporte des survivances biologiques, mystiques, patriarcales ; il comporte aussi des aspirations confuses. Les marxistes commencent seulement aujourd'hui à prendre la direction de ces forces affectives.[…] La communauté humaine est un besoin, une aspiration profonde des hommes. En ce moment, elle prend et ne peut prendre que la forme nationale. Le grand capitalisme tente de s'emparer de cette force affective et de lui imposer la forme du nationalisme. Ne faut-il pas retourner le sentiment de la communauté nationale comme le nationalisme s'est tourné contre la nation ? […]. La société bourgeoise a mené la communauté humaine jusqu'au bord de la dissolution morale. Le fascisme accentue cette dissolution précisément lorsqu'il prétend réaliser une communauté mystique. Aujourd'hui, la communauté humaine est à reformer et à accomplir. Il faut même reconstituer les liens personnels, mais dans le sens de la sujétion féodale ! Dans une société socialiste le fondement instinctif de la vie n'est pas écrasé par l'organisation technique. Il est intensifié en étant plus fortement intégré à la vie sociale […]. .
*Extraits de Henri Lefebvre,
Le nationalisme contre les nations (1936), Méridiens Klincksieck, 1988, publiés avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
Le nationalisme contre les nations (1936), Méridiens Klincksieck, 1988, publiés avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
La Revue du projet, n°30-31, octobre-novembre 2013
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