L’accès à la science pour tous était une conception révolutionnaire,
elle ébranlait les fondements religieux de la cité, elle a valu à
Socrate sa condamnation à mort.
Science et société est un thème éternel. Cependant c’est dans les
années 1980 qu’il a pris forme avec l’ASTS, l’association
science-technologie-société, dont l’initiateur a été René Le Guen.
Ainsi, au départ, c’est une vision politique.Cette vision politique
s’inscrivait dans l’accès de la gauche au pouvoir. La culture
scientifique faisait l’objet d’un programme mobilisateur. Les
organismes de recherche se voyaient confier la mission de la répandre.
Cependant, dans l’optique des scientifiques, la diffusion de la culture
scientifique n’entraînait pas une vision claire de la place de la
science dans la société.
Le thème « science et société » dans les congrès
scientifiques apparaît à ma connaissance au cours des années 1990. À
l’Académie des sciences, le comité « science et société » a été créé en
2000. C’est aujourd’hui, en France et dans tous les pays du monde, un
thème important pour les scientifiques : quelle est la place de la
science dans la société ? Il est grand temps que cela redevienne un
thème important en politique, et en particulier dans la politique
communiste.
Que recouvre-t-il au cours des temps ?
On fait remonter à Socrate la conception de la science comme objet
d’étude pour tous les citoyens. En Mésopotamie et en Egypte, certaines
connaissances avaient été acquises, en particulier en astronomie, mais
elles étaient détenues par des spécialistes, souvent les prêtres, au
même titre que les recettes magiques. L’accès à la science pour tous
était une conception révolutionnaire, elle ébranlait les fondements
religieux de la cité, elle a valu à Socrate sa condamnation à mort.
L’accès de la science à tous a été une idée forte de la Renaissance, et
l’imprimerie y a joué un rôle essentiel. Cependant la pratique des
savants était de conserver pour eux leurs découvertes. Le lien entre
découvertes et communication des découvertes date du XVIIe siècle, avec
la création des académies, et il a été l’un des traits marquants du
progrès des sciences depuis cette époque.Tenue secrète ou largement
diffusée, comment la science interagissait-elle avec la société ? J’y
reviendrai, mais en gros la science était au service des puissants, ou
de ceux qui aspiraient à la puissance. En Europe, le progrès des
sciences a accompagné celui du capitalisme, en Italie au XVIe siècle, en
Angleterre au XVIIe, en France au XVIIIe, en Allemagne au XIXe et aux
États-Unis au XXe.En même temps, la science apparaissait comme liée aux
mouvements d’émancipation des peuples : la Révolution française a
mobilisé les savants, comme la révolution soviétique.
Que recouvre-t-il actuellement dans l'ensemble du monde ?
L’organisation mondiale de la science traduit et aggrave les
inégalités entre les peuples. Un rôle dominant est joué par les
États-Unis, qui drainent les chercheurs du monde entier (c’est la
signification du Brain-Drain), à tous les niveaux, en leur offrant
salaires et conditions de travail, et qui canalisent la plus grande
partie de l’édition et de la documentation scientifique. Les grandes
bases de données sont quasi exclusivement américaines. Dans la puissance
des États-Unis il faut compter cette situation de pilote scientifique,
qui a peut-être la même importance que le privilège du dollar et qui est
mieux établie.Cependant des concurrents se font jour. En Europe,
« l’économie de la connaissance », prônée par le traité de Lisbonne,
part de l’exemple américain pour mettre le développement scientifique au
service du capitalisme de façon directe et brutale ; la traduction en
France est la mise au pas du service public de la recherche par une
série de mesures draconiennes, exposées par ailleurs. La Chine fait un
effort considérable dans le domaine scientifique (le fameux classement
de Shanghai était à usage interne, pour aider les universités chinoises à
conquérir leur place dans le monde). En chimie, Shanghai est un pôle
important. De jeunes universités, comme Tsinghua à Pékin, sont déjà des
pépinières de jeunes chercheurs que l’on voit poursuivre leur formation
dans tous les pays développés. La traduction scientifique en chinois est
très active, et le monopole actuel de l’anglais dans la communication
scientifique est menacé à long terme par l’émergence du chinois.On peut
également penser à l’Inde et au Brésil comme pays scientifiques majeurs à
venir. L’important à retenir est que la situation est mouvante, et que
la formule « vivre et travailler dans son pays », à laquelle tenait
beaucoup René Le Guen, s’impose de plus en plus à l’attention. Elle est
retenue, par exemple, dans le volumineux rapport de l’Académie des
sciences sur la recherche en Afrique subsaharienne. Les ressources
humaines existent dans tous les pays, les besoins existent aussi de la
même façon, et en particulier le besoin massif d’enseigner la jeunesse,
et l’appel à la science se sent plus fortement chez les peuples qui pour
le moment n’y ont pas accès que chez les peuples bien nantis à cet
égard, comme le nôtre.
La science, un atout pour le capitalisme. Comment et pourquoi ?
Un petit cours de marxisme serait ici bienvenu. Je me borne à des
notions sommaires. Le fondement du profit capitaliste est l’écart entre
la valeur du produit, qui traduit la quantité de travail humain
nécessaire pour le produire, et le prix de la force de travail mobilisée
pour ce faire.Donc, au départ, grosses usines, gros profits. Mais les
technologies changent la donne, en permanence. Moyennant des
investissements convenables, la force de travail nécessaire pour un
produit donné va diminuer, le nombre de salariés va diminuer, et aussi
la valeur du produit, donc aussi le profit : c’est la baisse
tendancielle du taux de profit. Pour se rattraper, il y a simultanément
course à l’innovation, qui assure en principe un profit immédiat, et une
exploitation plus sévère des salariés, ce que nous voyons clairement en
ce moment en Europe. Ainsi, l’innovation, qui figure dans tous les
discours officiels, n’est pas seulement une tarte à la crème, c’est une
nécessité pour le capitaliste, indépendamment de tout besoin humain. Le
capitaliste actuel n’a plus figure humaine : c’est un conglomérat de
grandes fortunes, de grands commis qui amassent des fortunes, et
d’actionnaires qui se partagent les profits. Mais il est bien
caractérisé comme classe, et la conscience de classe est très vive chez
lui. Il est attaché à la science comme facteur d’innovation. C’était
déjà affiché dans le traité de Maastricht : le but de la recherche
scientifique est de fournir les bases scientifiques de la compétition
économique.Les moyens sont mis en œuvre en France actuellement, et ils
peuvent être efficaces pour les capitalistes comme désastreux pour
l’avenir du pays. L’avantage de la France est un système de recherche
bien charpenté, qui a mis du temps à se construire. Sa destruction n’est
pas un but en soi, c’est juste la condition pour exploiter le plus
efficacement les réserves de capacités et de connaissances actuellement
disponibles, sans souci de maintenir l’activité de recherche nécessaire
pour les renouveler. Humainement, cela passe par une exploitation
forcenée des jeunes, maintenus dans des situations précaires, au
détriment de leur existence future, et du futur même de leur travail.
La science peut être un atout pour la libération des peuples. Comment et pourquoi ?
Les peuples sont toujours les principales victimes de l’ignorance et
des superstitions. Cela seul définit un caractère libérateur à la
science. Mais l’argument doit être étayé, parce qu’il n’est pas vrai que
la formation scientifique assure à ses bénéficiaires un rôle libérateur
dans notre société.Il est important de concevoir la science comme un
bien commun de l’humanité. La perspective politique d’ensemble me paraît
être l’appropriation collective de tous les biens communs.
L’appropriation collective des connaissances scientifiques me paraît
être à l’ordre du jour. Certains, dans le parti lui-même, l’expriment en
termes de partage. Certes, il est bon de partager les connaissances, et
de partager les moyens de les faire progresser. Mais sans la volonté
des intéressés de se les approprier on n’ira pas loin.Les pays en
développement doivent nous donner à réfléchir. Leur retard scientifique
peut sembler insurmontable, et il ne l’est pas. Une première raison est
l’extraordinaire besoin d’enseignants à tous les niveaux. La population
scolaire de l’Afrique au cours des 40 prochaines années va augmenter de
plus de 300 millions, plus que l’augmentation mondiale y compris
l’Afrique. Cela a déjà créé un appel pour créer des universités, les
pourvoir en professeurs, assurer leur qualification, entreprendre et
coordonner des recherches. Le succès est remarquable en mathématiques,
en raison de la collaboration internationale et aussi du fait que la
recherche et la communication y sont plus faciles à organiser que dans
d’autres disciplines.En matière médicale, et de recherche en médecine,
l’exemple de Cuba est le plus éloquent.Si l’appétit pour les sciences se
maintient dans les pays pauvres et si le brain drain ne les dépouille
pas de leurs richesses intellectuelles, ils sont en passe de conquérir
leur place dans le monde des sciences et peut-être d’y détrôner ceux qui
se seront reposés sur leurs lauriers et sur la courte vue de "l’économie de la connaissance" selon Lisbonne.
Paru dans la Revue du projet du PCF
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