mercredi 29 janvier 2014

Projet et méthode d'une théorie marxiste du Droit.



DIRECTIONS POUR UNE APPROCHE MARXISTE DU DROIT : LA THÉORIE GÉNÉRALE DU DROIT D'E.B.PACHUKANIS.


Léon Loiseau introduit son travail en revenant sur le malaise entre marxisme et droit en se penchant sur l’approche qu’ont eu les théoriciens en la matière, se basant essentiellement sur les Thèses sur Feuerbach. C’était pour eux la catégorie centrale  de l’idéologie bourgeoise, se confond avec la religion comme l’expression et la résolution fantasmée de conflits dont la vérité se trouve dans la sphère sociale de production. Le droit comme la religion s’organise autours d’un discours, d’un corpus de texte et de rituels. Pour certains, ce n’était qu’une mise en scène qui a une efficacité idéologique (tout comme la religion). Si on dénonçait l’idéologie bourgeoise, le droit tomberait de lui-même vu l’équation idéologie = droit.

            Pashukanis va remettre en cause cette égalité en renversant la méthodologie. Là est selon auteur l’apport majeur d’E. B. Pashukanis.
            Pour Pashukanis, le droit est une relation sociale effective, un phénomène réel, matériel, non idéologique en son essence mais n’empêchant pas le développement d’une idéologie juridique. Pour L. Loiseau, cette analyse a une conséquence : « l’idéologie juridique et les théories bourgeoises du droit, celles de l’école moderne du droit naturel plus particulièrement, deviennent des matériaux utilisables. Elles expriment la vérité du phénomène juridique ».
            Pashukanis irait donc à « contre-courant » : là où certains font de l’idéologie juridique une sous catégorie de l’idéologie bourgeoise, lui en fait un outil participant à la construction d’une pensée marxiste.
            Léon Loiseau résume le postulat de base de Pashukanis en une phrase : le droit est un concept qui permet de décrire le rapport social qui naît quand des individus opposent leurs intérêts privés sur le fond d’une égale capacité reconnue de chacun à chacun de faire valoir ses intérêts. C’est pour lui, un concept riche dans sa compréhension et étroit dans son extension.

            A mon humble avis, cette synthèse est un bon postulat pour l’analyse mais pas si étroit dans son extension… C’est juste une question de vocabulaire : au lieu d’ « individus », mettre « personnes » (concept juridique en lui-même, il permet d’englober les personnes privées comme publiques, physiques comme morales) et mettre « intérêts propres (ou personnel) » à la place d’ « intérêts privés » (on intègre comme cela les relations sociales privés, comme celles qui sont publiques) permettrait d’avoir une meilleure compréhension.
            Cela permettra de répondre aux différentes problématiques que L. Loiseau soulève pour Pashukanis : son concept s’applique-t-il au droit privé, quid du droit pénal, public, etc. Si ce n’est qu’une relation sociale, où est la dimension normative ?
            Ceci dit, il ne faut pas oublier que Pashukanis conceptualise sa théorie dans une période historique où l’on se demande encore si on peut inviter une personne morale à déjeuner (dixit Léon Duguit), où la plus part des Etats n’ont pas de Constitution, où l’on pensait la période féodale comme un désert juridique.

            Deuxième point de son introduction, pour Léon Loiseau, Pashukanis s’appuie sur Marx pour définir le droit comme un phénomène de la société bourgeoise, c'est-à-dire d’une société articulée autour du phénomène de l’échange, il concrétise un rapport social spécifique.
            Léon Loiseau pose comme problématique : si Pashukanis développe une théorie autonome du phénomène juridique en le liant uniquement à l’échange, est-ce que le droit ne devient-il pas un synonyme de l’échange ?
            Pour l’auteur, il n’en n’est rien : la théorie de Pashukanis engage toute la problématique de la base et de la superstructure, elle forme la réalité, le propre des phénomènes sociaux.

(Je reprends le plan du texte de Léon Loiseau).


I – Projet et méthode d’une théorie marxiste du Droit.

A – L’idéologie

Pour L. Loiseau, Pashukanis affronte la question en deux points :

1- Places respectives entre Droit et Idéologie.

            Pashukanis ne nie par l’existence d’une idéologie juridique dans les sociétés bourgeoises (dogme de la liberté et de l’égalité abstraite comme base) et la nécessité d’aller voir la réalité sociale qu’elle cache (« la république du marché cache le despotisme de la fabrique »), voir la réalité que l’apparence sociale cache.
            Pachukanis a donc un problème central : le droit est-il un phénomène idéologique ou bien faut-il distinguer le Droit et l’idéologie juridique ? Pour lui, le problème n’est pas de contester l’existence de l’idéologie juridique mais de démontrer que les catégories juridiques n’ont d’autres sens que leur utilité juridique.
Le concept d’idéologie peut être définit de deux façon :
-          Comme un ensemble dont la réalité est discursive (reposant uniquement sur le discours) ou représentationnelle (d’où une analyse qui distingue entre le discours et les actes)
-          Comme un ensemble de pratiques sociales qui produisent sur elles mêmes des discours plus ou moins justes (d’où une analyse des discours et actes ensembles).

            Pashukanis va choisir la première définition de l’idéologie, reprenant l’analyse de Marx sur la Marchandise. Il observe que si cette dernière, très utilisée pour la critique de l’idéologie juridique, elle n’a pas été utilisée pour l’analyse de la superstructure comme phénomène juridique.
            Il fera une distinction entre l’objectif et le représentationnel refusant toute analyse « totalisante » où le droit serait qu’un phénomène idéologique très éloigné du cœur économique, en fin d’une chaine de causalité dont la lutte des classes serait le départ et le produit éminent serait l’Etat (le groupe au commande édicte un droit au nom de l’idéologie du groupe dominant).
            L. Loiseau fait cette objection : si le but du droit est uniquement de mettre en exercice la violence d’une classe en position dominante, qui a le pouvoir, cette dernière ayant le pouvoir pourrait très bien s’en passer. Si la classe dominante ne s’en passe pas, c’est bien que le droit apporte un bénéfice important dans cette lutte de classe. Le droit, les institutions, n’ont la forme et le fond que donne la classe dominante à sa domination. Le droit est une arme dans un combat qu’il ne contribue en rien à définir.
            La position de Pashukanis est originale car à l’inverse la majorité des penseurs marxistes du droit (le plus connu étant Petr Ivanovitch Stoutchka qui pensait comme Pashukanis que le droit était d’abord une relation sociale mais qu’il est fonction d’entités politiques comme l’Etat et l’intérêt de classe), il ne va arrêter le droit à seul fonction de coercition, à sa fonction de règlementation. Pour lui, là n’est pas la caractéristique fondamentale du Droit. Il place le phénomène juridique au plus proche du phénomène économique et pense que la coercition et l’Etat sont secondaires par rapport au droit.
            Léon Loiseau pense que pour Pashukanis le phénomène juridique est un principe agissant, un processus réel de transformation juridique des relations humaines qui accompagne le développement économique et entraine des modifications profondes de natures objectives. Le droit, s’il cache un système de domination, il ne peut se résumer à cela.

            Pashukanis ne soutient pas que le droit est neutre, il fait simplement la distinction entre le droit et l’idéologie du droit. Il cherche à distinguer l’essence et l’apparence : « on oublia que le principe de la subjectivité juridique n’est pas seulement un moyen de tromperie … mais est aussi un principe réellement agissant. », « … la victoire de ce principe n’est pas seulement et tellement un processus idéologique (c'est-à-dire qui appartiendrai uniquement à l’histoire des idées) mais plutôt un processus réel de transformation juridique des relations humaines, qui accompagne le développement de l’économie… ». Le droit crée une nouvelle sphère de relation qui n’a pas vocation  d’autres, là est l’objet de l’idéologie juridique.
            Par exemple, dans le contrat de travail ou bien l’on considère que l’abstraction de l’égalité des droits ne fait que masquer une inégalité de fait ; ou bien l’on considère, comme Pashukanis, qu’il ya deux réalités : la réalité proprement dite et la réalité de son travestissement (la réalité juridique qui reconnait des droits à chacun et la réalité de la répartition des moyens de production qui est inégale).

            Léon Loiseau montre que Pashukanis ne considère pas le droit comme neutre par rapport aux structures économiques. Il est une réalité sociale spécifiquement capitaliste-bourgeoise où la volonté de classe est complètement absente. Pachukanis refuse l’argumentation qui consiste à dénoncer le juridisme comme une la dissimulation d’une inégalité réelle de rapport sociaux en ne faisant que réemployer les concepts de l’idéologie juridique. Il reconnait l’élément réel d’égalité que met en place le Droit. Il s’agit alors pour les révolutionnaires de réinventer les concepts de son ordre social.

2 – Théorie du Droit et idéologique juridique.

Pour Pachukanis, le Droit est un phénomène juridique non idéologique. On peut l’étudier comme une réalité sociale structurante. La question porte sur les outils de cette étude.
Certains marxistes rejettent la théorie bourgeoise du droit car c’est une idéologie dont les concepts sont inopérants (par exemple : le Droit naturel, La Raison, sujet de de droit, rapports juridiques, etc…). Ils s’appuient généralement sur la psychologie ou la sociologie pour présenter ces concepts comme fiction ou fantasmes.

Au contraire, Pachukanis ne rejette pas ces concepts et en plus veut démontrer leurs réalités. La philosophie générale du droit est le développement des concepts juridiques fondamentaux (puisque distinct de l’idéologie du Droit) et de plus , considère le rapport entre les concepts essentiels et réalité juridique. Ce sont des abstractions fondamentales qui expriment l’essence théorique de la forme juridique.
Pour ce faire, Pachukanis  adopte pour la Droit la même démarche que Marx a utilisée pour l’économie : comment analyser l’économie si on ne regarde pas les catégories fondamentales de l’économie politique (Valeur – Capital ; Profit et Rente ; etc…). Le droit a souffert chez les premiers marxistes d’une dégradation par une surévaluation de l’économie.
Marx étant parti des auteurs classiques bourgeois, Pachukanis en fera de même notamment avec Grotius, Locke et d’autres. Ces auteurs classiques ont, pour Pachukanis, formulé de façon la plus claire, la plus générale et la plus abstraite les conditions d’existences de la société bourgeoise qui leur semblaient condition naturelle de toute société. Il dit clairement que c’est une attitude théorique qui consiste à faire des catégories historiquement et socialement déterminées des vérités générales valant tout le temps  en tout lieu. Il fera aussi une analyse historique des conditions d’émergence du phénomène juridique pour certains concepts comme l’Homme, la Raison, etc. Il garde dans son analyse comme valide les concepts de droits subjectifs et de droit privé, etc.

B- Les objections à Pachukanis.

1 – Pachukanis idéologue ?

Il y a une nette opposition entre Pachukanis et Kelsen notamment sur le lien entre le Droit et l’Histoire.
            Pour Pachukanis, le Droit promeut un système capitaliste mais l’idéologie juridique dit vrai. Elle ne se trompe que quand elle pense le Droit comme éternelle. Pour Kelsen, le droit est une réalité antéhistorique, l’idéologie dit vrai quant à sa permanence et qu’elle dit qu’il ne peut avoir qu’une réalité particulière.
            Pour Pachukanis, si on n’examine pas le Droit, la forme juridique en tant que forme historique on n’étudie pas la réalité. Vouloir rendre au Droit son essence pure, en dehors de sa réalité historique capitaliste, c’est le comble de l’idéologie.

2 – Pachukanis se méprend-t-il pas sur les pratiques juridiques effectives ?

Pour rappel : pour Pachukanis, une fois débarrassé des prétentions idéologiques, les concepts décrivent la réalité juridique quant au caractère naturel, éternel et rationnel du Droit.
Mais voilà le problème pour Léon Loiseau : Pachukanis n’analyse pas les effets de distorsion, d’idéalisation que peuvent produire ces concepts eux-mêmes. Par exemple, pour Pachukanis, sujet de droit et volonté ne sont qu’abstraction ; c’est dans le Contrat que ces concepts se meuvent authentiquement.
            Pachukanis ne voit pas deux choses : les rapports d’inégalité dans les rapports sociaux et la pratique juridique où les concepts traditionnels sont remplacés très rapidement par d’autres nécessaires à la société capitaliste : le respect ou non d’un engagement fut rapidement remplacer par «  bénéfices pouvant être attendus ; pour trancher, l’équité remplace l’égalité.
            Il appréhende mal le remplacement du capitalisme de Manchester par un capitalisme de monopole. Il ne fait pas cependant l’impasse sur les travaux d’Hauriou ou Duguit. Par exemple, pour Duguit la propriété est un droit individuel qui a une fonction sociale dans le capitalisme et donc donne au contrat un rôle moindre dans la création du Droit.
            Pachukanis, bien qu’il considère ces auteurs comme progressistes, refuse toute parenté trop proche car il est encore marqué par le « communisme de guerre » : Il ne pense pas que le capitalisme puisse avoir une évolution, notamment juridique. Ce blocage crée un plafond de verre dans sa pensée. Il lui manque l’articulation entre son concept et les transformations encourues dans le capitalisme moderne.

La méthode de Pachukanis étant fixée, voyons ensuite ce que devient le concept de Droit proprement dit.
 


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