CLICHÉS OU VÉRITÉS SUR LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE? RÉPONSE À NICOLAS OFFENSTADT.
Paru dans Initiative communiste, mensuel du PRCF, n° 140, janvier 2014, p. 14-15
Le Monde a pour habitude d’énoncer la « doxa » historique (sur l’URSS et son « tyran rouge », sur le patronat pas « collaborateur », Louis Renault en tête, sur le démocrate colonel de la Rocque, etc.). Annonçant le 4 novembre 2013 le matraquage idéologique d’un an (minimum) qui nous attend, le « journal de référence » a donc chargé le médiéviste Nicolas Offenstadt, par ailleurs spécialiste des « mémoires » de la Grande Guerre, d’« en finir avec dix idées reçues sur » celle-ci. Car, nous explique ce dernier, « son fort impact sur la société française alimente la circulation d’images et de clichés qui ne correspondent pas à l’état du savoir des historiens. » Au sommet du panthéon mythologique figurerait l’idée que « la guerreétait souhaitée par les industriels et les financiers ». Citons :
« Les interprétations marxistes des origines de la guerre, derrière les réflexions de Lénine sur l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme, allouent une place centrale aux rivalités économiques accentuées par la baisse tendancielle du taux de profit, et au caractère prédateur des milieux industriels. Il y a certes des rapports de force commerciaux entre les blocs en Chine ou dans l’Empire ottoman, entre Britanniques - inquiets du “made in Germany” - et Allemands. La course aux armements dans l’immédiat avant-guerre, dans tous les pays, renforce cette interprétation. Mais l’historiographie a montré que les interdépendances étaient en fait très fortes entre les économies et que, pour nombre de secteurs (assurances, sociétés minières...), la paix était préférable à la guerre. La City a ainsi plutôt poussé à défendre la paix. Par ailleurs, en matière de politique étrangère, les milieux industriels et financiers n’étaient pas unis. » (1)
« Les interprétations marxistes des origines de la guerre, derrière les réflexions de Lénine sur l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme, allouent une place centrale aux rivalités économiques accentuées par la baisse tendancielle du taux de profit, et au caractère prédateur des milieux industriels. Il y a certes des rapports de force commerciaux entre les blocs en Chine ou dans l’Empire ottoman, entre Britanniques - inquiets du “made in Germany” - et Allemands. La course aux armements dans l’immédiat avant-guerre, dans tous les pays, renforce cette interprétation. Mais l’historiographie a montré que les interdépendances étaient en fait très fortes entre les économies et que, pour nombre de secteurs (assurances, sociétés minières...), la paix était préférable à la guerre. La City a ainsi plutôt poussé à défendre la paix. Par ailleurs, en matière de politique étrangère, les milieux industriels et financiers n’étaient pas unis. » (1)
Le « cliché » présumé n’a d’emblée pas d’objet. Les marxistes se sont en effet contentés d’analyser l’économie capitaliste avant 1914 sans référence à l’éventuel « souhait » des banquiers et des industriels : Lénine, aussi hégélien que Marx, observe les pratiques des « capitalistes, en dehors de leur volonté et de leur conscience ». Il recense dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme les pratiques, à la veille de la guerre, du « capital financier [,] résultat de la fusion du capital de quelques grandes banques monopoleuses avec le capital de groupements industriels monopoleurs » dans la phase impérialiste née de la première grande crise systémique du capital (1873) : il parle, non des banquiers et des industriels, mais d’une « poignée de monopoleurs », « cartels et trusts » ayant alors procédé au « partage du monde ».
L’« oligarchie financière » - désormais plus que centenaire - a résisté à la baisse des prix et du taux de profit en cartellisant, en cassant les salaires et les revenus non monopolistes, bref, en reportant le poids de la crise « sur le reste de la population ». Mais elle n’a pu abolir la surproduction, c’est à dire l’insuffisance du taux de profit attendu par rapport au capital investi ou à investir, ni surmonter les rivalités et contradictions qui la déchirent. Elle a créé ou renforcé les cartels et trusts (effectivement « interdépendants », pour citer Nicolas Offenstadt), mais ces fruits et accélérateurs du développement inégal du capital ne « suppriment [pas] les crises. » Aggravant la concurrence des secteurs cartellisés, la crise contraint donc les monopoles à détruire massivement du capital et à se repartager le globe : leur « chasse aux colonies » ou zones assimilées (empires ottoman et russe) se renforce « après 1880 »; au début du 20e siècle se déploient les « guerres périphériques » jusqu’au coeur du continent européen, et les plans visant à « annexer, non seulement les régions agraires, mais même les régions industrielles (la Belgique est convoitée par l’Allemagne, la Lorraine par la France). »
C’est alors que Kautsky, le plus prestigieux marxiste vivant après la mort d’Engels, rallie le réformisme, idéologie alors triomphante des « agents de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier » : il forge la « théorie de l’ultra-impérialisme » [ou super-impérialisme] pacifique, les capitaux concentrés-cartellisés « préférant » le compromis au conflit. Ce rêve démobilisateur lui vaut les assauts de Lénine, avant que la guerre générale de 1914 ne tranche. « Les cartels internationaux, dans lesquels Kautsky voit l’embryon de l’ultra-impérialisme (de même que la fabrication de tablettes de laboratoire “peut” être proclamée embryon de l’ultra-agriculture), ne nous fournissent-ils pas l’exemple d’un partage et d’un repartage du monde, de la transition du partage pacifique au partage non pacifique et inversement ? […] Le capitalisme s’est transformé en un système d’oppression coloniale et d’étranglement financier de l’immense majorité de la population du globe par une poignée de pays “avancés”. Et le partage de ce butin a lieu entre deux ou trois rapaces universellement puissants, armés de pied en cap (Amérique, Angleterre, Japon) [sans oublier l’Allemagne et la France], qui entraînent toute la terre pour le partage de leur butin. »
Dans chaque pays, une historiographie documentée, pas toujours marxiste, a corroboré, tant pour 1914 que pour 1939, « les interprétations marxistes des origines de la guerre ». La thèse du conservateur Fritz Fischer, Dozent (assistant à l’université) sous Hitler, Les buts de guerre de l'Allemagne impériale 1914-1918, démontre l’unanimité en faveur de la guerre de butin de la « poignée » des décideurs allemands, soutenus par la quasi-totalité des forces politiques (SPD « majoritaire » inclus). Vieille de plus de 50 ans (1961, traduite en 1970), elle n’a pas pris une ride. Certes, l’historiographie dominante l’exclut des bibliographies officielles des concours de recrutement en histoire depuis les années 2000 : elle ne mentionne que Georges-Henri Soutou, L’or et le sang. Les buts de guerre économiques de la Première guerre mondiale (1989), qui conteste le consensus des décideurs allemands en la matière et contredit Fischer sur tout ou presque. Qu’importe que les sources originales attestent le consensus sur la guerre et sur ses buts économiques (après hésitation sur les compromis possibles) du bloc Banque de France, Comité des Forges et des Houillères, maître de l’État français. « La City a […] plutôt poussé à défendre la paix »? Non, elle a cherché avant 1914 à conclure un compromis colonial avec le Reich au détriment de leurs rivaux communs, français, portugais, belges, et elle a recommencé avant 1939. En 1937, l’ambassadeur de France à Londres Charles Corbin a démontré par les archives que l’objectif d’Apaisement du tandem Chamberlain-Halifax (alors centré sur l’expansion en Autriche et en Tchécoslovaquie) calquait celui de 1912 appliqué au terrain colonial : Londres avait alors offert sur un plateau à Berlin de supplanter tous les empires coloniaux européens sauf le britannique (2). Ces deux tentatives, aussi durables et acharnées, échouèrent finalement parce que la crise systémique du capitalisme condamnait momentanément le compromis. Ce qui vaut pour l’Angleterre vaut pour les rapports des États-Unis avec le Reich et avec le Japon.
Nicolas Offenstadt ne se réfère pas à « l’historiographie », seulement à « l’historiographie
dominante » anti-marxiste, prescrite aujourd’hui par l’Université aux futurs enseignants à l’exclusion de toute autre : celle des Somnambules de Christopher Clark qui en quelque 670 pages prétend démontrer, suscitant l’admiration générale, que les dirigeants de tous pays ont « marché vers la guerre » manipulés par tel ou telle (ah, le thème d’Hélène et la Guerre de Troie proclamé « nouveau »!), victimes d’enchaînements maudits (mais Clark n’oublie pas de disculper l’Allemagne, entraînée par l’Autriche, du déclenchement du conflit, pour accabler les Serbes, les Russes, etc.). Ce tapage nourri de propagande sur « l’Union européenne » gage de paix éternelle – comme les cartels des 19e et 20e siècles? - enterre les archives diplomatiques, économiques et militaires qui ont annoncé sans répit la guerre générale au cours des crises précédant 1914 et 19393.L’historiographie américaine, si riche sur le « repartage du monde », démontre depuis les travaux de William Appleman Williams (The Tragedy of American Diplomacy, 1è éd., 1959) la pertinence du jugement de Lénine sur les relations germano-américaines de 1916 : « Le capital financier d’Amérique et des autres pays, qui partageait paisiblement le monde avec la participation de l’Allemagne, par exemple dans le syndicat international du rail ou le trust international de la marine marchande, ne procède-t-il pas maintenant à un repartage sur la base des nouveaux rapports de forces qui changent d’une façon absolument non pacifique ? »
L’Apaisement, avant 1914 (comme avant 1939), visait-il à empêcher la guerre? Non, seulement à en négocier les conditions de survenue puis les conséquences aux meilleures conditions pour les rivaux-alliés. On s’aime bien entre banquiers « ennemis », on ne « souhaite » pas s’étriper, on se fréquente encore en temps de guerre. Mais, parce qu’il faut bien par les armes - objet de surprofits gigantesques - se débarrasser du capital « excédentaire », forces productives humaines incluses, et s’ouvrir les marchés verrouillés, on livre à l’enfer les peuples qui n’ont pas su dire non (autre objet de « cliché » qui mériterait mise au point). Refuser d’examiner, par la théorie et par les sources historiques, la nature guerrière du capital conduit à accréditer la mythologie « psychologique » de l’enchaînement fatal mais évitable (!) des événements. C’est plus séduisant, certes, que le rappel par Lénine des « dizaines de millions de cadavres et de mutilés laissés par la guerre faite pour déterminer lequel des deux groupes de brigands financiers – anglais ou allemand [américain, etc.] – doit recevoir la plus grande part du butin. »
Dans la conjoncture actuelle d’affrontements inter-impérialistes sur le « repartage » des ressources mondiales aussi impitoyables que ceux qui débouchèrent sur les deux guerres mondiales, triomphe à nouveau, sur fond d’« union sacrée » européenne et nationale, « la petite fable bébête de Kautsky sur l’ultra-impérialisme “pacifique” ». Ce qui est imputé à « l’historiographie » doit tout à la chape de plomb anti-marxiste qui pèse sur la société et l’Université. La Première Guerre mondiale fut bien, comme la seconde, une guerre de rapine et de « repartage du monde » entre géants impérialistes. Sur la nature du capital, ses crises et ses guerres, ne vous en tenez ni au Monde ni à « l’historiographie » anti-marxiste. Courez lire Marx et Lénine (L’impérialisme, stade suprême du capitalisme met les pendules à l’heure sur le « capitalisme financier » prétendument récent et permet, plus généralement, de ne pas mourir idiot), et renseignez-vous sur « l’historiographie » critique.
Nota : Parmi les « dix idées reçues » que combat Nicolas Offenstadt figure, en n° 3, le gros mensonge, seriné aux élèves de France depuis près de cent ans, que « les taxis ont joué un rôle décisif dans la bataille de la Marne ». Mais pourquoi l’historien, qui argumente d’ordinaire sur les « clichés » allégués, renonce-t-il ici fois à établir la vérité ? Est-ce que parce qu’il eût fallu rappeler que, selon la formule de mars 1939 du sous-secrétaire d’État permanent du Foreign Office, Robert Vansittart, « la France n’aurait pas eu la moindre chance de survie en 1914, s’il n’y avait pas eu de front oriental » (4) ?
professeur émérite d’histoire contemporaine, université Paris 7
(1) Italique de mon fait. Pour les citations qui suivent, extraites de Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, italique dans le texte.
(2) : Dépêches 918 et 924, Londres, 15 et 16 novembre 1937 (sur deux colonnes choix comparatif de textes intitulé « les voyages à Berlin de Lord Haldane et de Lord Halifax, 1912-1937 »), Grande Bretagne 1918- 1940, 287-287 bis, MAE. Comparaison, Annie Lacroix-Riz, Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2010, p. 418-419.
(3) Voir notamment la richissime Nouvelle série 1897-1918, archives du ministère des Affaires étrangères (La Courneuve). Enjeu de la formation des enseignants, Lacroix-Riz, L’histoire contemporaine toujours sous influence, Paris, Le temps des cerises, 2012, chap. 1 et passim
(4) Michael Carley, 1939, the alliance that never was and the coming of World War 2, Chicago, Ivan R.
Dee, 1999 p. 4, souligné dans le texte (traduction française, PU de Montréal, 2001).
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